Dans un des textes reproduits dans le programme, feu Giorgio Strehler évoque cet idéal d’un théâtre élitiste populaire qui fut celui de sa génération, idéal qu’il qualifie de « magnifique illusion ». Créée à l’opéra royal de Versailles le 30 mars 1973, sa mise en scène des Noces de Figaro aura l’an prochain quarante ans, et sa vingt et unième reprise (la treizième à Bastille) semble bien elle aussi relever d’une illusion, qui n’a cependant rien de magnifique.
Illusion tout d’abord que de présenter cette production comme un classique, comme un modèle intemporel et indépassable. Tout ce qui constituait en 1973 la nouveauté et l’originalité de la vision de Strehler rend aujourd’hui sa mise en scène consensuelle et rassurante, « classique » comme pouvaient l’être les Classiques Larousse pour les écoliers de jadis, victime d’une « Lagarde-et-Michardisation » qui la fige et la prive de ce qui en faisait le prix. Ce « dépouillement » qui surprit le public il y a quatre décennies est aujourd’hui devenu opulence : avec quatre décors construits différents et une toile peinte qui pastiche Fragonard, Ezio Frigerio offre un faste dont nous avons quasiment perdu le souvenir dans les maisons d’opéra. Quant aux costumes de Franca Squarciapino, qu’en 1973 le critique de France-Soir jugeait « usés, passés, déjà comme ce monde qu’ils habillent », plus personne aujourd’hui ne songerait à les comparer aux défroques brechtiennes du Berliner Ensemble : inspirés de Gainsborough ou de Boucher, ils frappent davantage par leur somptuosité et leur exactitude historique, habitués que nous sommes devenus à voir les personnages d’opéra vêtus comme vous et moi. Et il n’y a pas que l’aspect visuel sur lequel le temps est passé : le jeu, les gestes, les mimiques réglés par Strehler, tout cela renvoie désormais à une autre époque, et l’on ne peut impunément faire abstraction de quarante années d’inévitable évolution de l’art dramatique. La sensualité et les rapports de classe que voulait souligner cette mise en scène paraissent à présent bien timidement montrés. S’il faut véritablement que, pour des raisons financières, l’Opéra de Paris devienne un garage de luxe voué à accueillir des productions qui ont fait leurs preuves ailleurs, afin d’éviter toute prise de risques inconsidérés, pourquoi ne pas importer la trilogie Mozart-Da Ponte montées par Claus Guth à Salzbourg, qui a prouvé qu’il était possible d’offrir au public une vision moderne de ces chefs-d’oeuvre tout en respectant les données des livrets et sans aller à l’encontre de la musique ?
L’autre grande illusion, c’est celle qui fait croire qu’on peut réellement jouer Mozart à Bastille, surtout lorsqu’on place l’orchestre entre les mains d’Evelino Pidò. Le chef turinois dresse entre la scène et la salle un véritable mur du son (les cors sont particulièrement sonores, avec un assez beau couac au deuxième acte), barrière que tous les chanteurs ne sont hélas pas en mesure de franchir avec la même aisance. La première victime semble en être Camilla Tilling, Suzanne à peine audible au premier acte. Peut-être la soprano suédoise a-t-elle besoin de temps pour chauffer sa voix, toujours est-il que le problème s’atténue peu à peu. Son air du dernier acte est exécuté avec délicatesse et précision ; seul fait défaut la sensualité qu’on aimerait entendre dans cette déclaration d’amour à Figaro. Emma Bell ne connaît pas les mêmes difficultés, on l’entend très bien, mais on entend surtout un vibrato dont elle peine à se débarrasser : la voix est large, trop pour le rôle, elle bouge beaucoup, et semble destinée à un tout autre répertoire. Certes, on se fait de nos jours de la Comtesse une image moins éthérée que celle proposée naguère par d’illustres titulaires, mais pas au point de tolérer une Santuzza contrainte de crier chaque aigu. Le Chérubin d’Anna Grevelius ne s’inscrira pas forcément aux côtés des Von Stade, Berganza ou Bartoli qui ont tenu le rôle à Paris dans cette même production, mais le personnage est charmant, malgré des graves peu sonores. Du côté des hommes, Alex Esposito est un Figaro de vif-argent, comédien-né qui emporte irrésistiblement l’adhésion, même si, pour lui aussi, le grave gagnerait à être plus nourri (il a un peu tendance à tricher avec les notes les plus basses). Passant du valet au maître, comme c’était la coutume dans les années 1970 à Paris (Tom Krause, créateur du rôle du Comte à Garnier, se substitua à José Van Dam dès la première reprise, et rendait le rôle au baryton belge dès que Gabriel Bacquier n’était plus le Comte), Luca Pisaroni est très à l’aise en Almaviva, dont la tessiture ne lui pose aucun problème, et comme avec Esposito, on savoure ces récitatifs dits par des chanteurs italiens capables de donner aux mots toute leur valeur. Alors qu’il devient hélas coutumier de confier Bartolo à un interprète à bout de souffle, Carlos Chausson défend son rôle avec une réjouissante vigueur, et tous les graves qu’on attend de « La Vendetta ». Carlo Bosi n’est en Basilio qu’un tenorino nasal, et l’on ne regrette pas que son air du quatrième acte ait été coupé. C’est un soulagement de constater que Marcellina a subi le même sort, vu la manière dont Mary McLaughlin massacrait « Il Capro e la Capretta » à Salzbourg en 2006. Chargées de rôles autrement plus lourds dans La Finta giardiniera donnée à Bobigny par l’Ecole d’Art lyrique de l’Opéra de Paris, Andreea Soare et Anna Pennisi font une brève apparition au troisième acte, tandis que Zoe Nicolaidou est une Barbarina dessalée dont l’air n’est malheureusement pas le moment d’émotion qu’il pourrait être.
Mais avec quatorze représentations prévues jusqu’à mi-octobre (un autre Comte est prévu pour les trois dernières, le baryton roumain Levente Molnar) et encore Dieu sait combien de reprises, l’illusion a de l’avenir à l’Opéra de Paris.
N.B. : Cette production filmée à l’ONP parait pour la 1ère fois en Blu-ray et DVD chez BelAir Classiques (plus d’information)