Huit ans après sa création, cette production de l’ultime ouvrage de Strauss n’a rien perdu de son pouvoir de fascination. En effet, Capriccio, bien loin de se réduire à « une conversation élégante et un beau chant »*, est un ouvrage initiatique en même temps qu’un testament lyrique. Comme dans sa mise en scène de L’Affaire Makropoulos à Strasbourg, Robert Carsen centre l’action sur le Théâtre, lieu sacré où se révèlent peu à peu sous nos yeux éblouis les mystères de l’Opéra, de sa naissance à son exécution sur scène. Le décor complexe de Michael Levine joue sur des effets de profondeur, de miroir et de symétrie. Il contient deux univers parallèles ayant chacun leur logique propre. On croit reconnaître le plateau nu de Garnier et pourtant il est masqué par une fausse cage de scène, tout comme le véritable foyer de la danse, devenu le salon du château et entièrement reconstitué (à plus petite échelle) en trois plans dont on ne voit la plupart du temps qu’une partie. La véritable cage de scène et le véritable foyer de la danse n’apparaîtront qu’au tableau final.
Carsen, qui fait remarquer que « Strauss, à chaque fois qu’il est confronté à des évènements historiques complexes et dramatiques, se réfugie dans le XVIII° », a transposé l’action en 1942, année de la création de Capriccio. Une époque difficile pour les artistes français restés en France sous l’occupation comme Germaine Lubin, qui, cette même année, se produisit lors d’un concert qui accompagnait l’exposition d’Arno Breker au musée de l’Orangerie après avoir chanté Isolde à Garnier, en 1941, en présence de Winifred Wagner et sous la direction de Karajan (mandaté par Hitler avec la troupe du Staatsoper de Berlin), alors que, parallèlement, elle sauvait plusieurs amis des griffes de la Gestapo. Rien d’ostensible dans cette transposition, juste de beaux costumes caractéristiques de cette époque, mais le départ de toute la troupe qui se produit à Paris prend un tout autre sens.
Dans cette mise en scène « multidimensionnelle », la dimension temporelle joue un rôle important. Personnage central, la Comtesse, commence par se mêler au public de la salle Garnier pour écouter le sextuor composé par Flamand en son honneur. Dès la fameuse controverse entre Olivier et Flamand : « Prima la musica e dopo le parole » qui préside à la naissance d’un nouvel opéra, la Comtesse quitte son rôle de spectatrice pour devenir actrice. Il s’opère dès lors une permutation dont on ne prend pas tout de suite conscience, une double mise en abyme : tantôt nous assistons effectivement à la genèse de l’opéra et à cette création commune dont Madeleine est l’inspiratrice – au théâtre du château, tantôt nous regardons, dans ce même théâtre, une représentation de l’opéra déjà terminé où chacun joue son propre rôle. L’émouvante scène finale où la Comtesse, seule dans son salon en costume de théâtre, contemple son image au fond du salon avant de s’en détacher pour chanter un bouleversant « Madeleine » nous ramène dans notre univers, en 2012. Pendant la musique de conclusion, à l’orchestre, le décor entier disparaît pour laisser place au plateau de Garnier et au véritable foyer de la danse où une ballerine s’entraîne à la barre.
Solveig Kringelborn, qui succéda à Renée Fleming lors de la reprise de 2007, avait paru bien pâle après la magnifique performance de la diva dans le rôle de la Comtesse, lors de la création en 2004. Renée semblait bien difficile à égaler. Eh bien avec Michaela Kaune, c’est chose faite, ou presque… On avait pu apprécier son talent en France dans la Comtesse des Noces (Paris Garnier, 1999), Donna Elvire (Montpellier 2002) et Donna Anna (dans la célèbre mise en scène d’Achim Freyer à Strasbourg). Depuis, la voix s’est encore étoffée et Michaela a abordé des rôles plus lourds : Gutrune, Jenufa, Ariane, la Maréchale, Arabella. Elle a cependant conservé la même souplesse, la même légèreté aérienne, la même longueur de souffle et une parfaite articulation, avec cependant, quelques rares problèmes d’homogénéité dans les sons mezzoforte où la voix se corse soudain et change brièvement de timbre. Son personnage est l’incarnation même de la muse qui inspire tous les artistes qui la côtoient. Ses longs monologues dans lesquels s’expriment les conflits intérieurs nous tirent parfois des larmes. Sa Comtesse peut aussi devenir gamine, rire, plaisanter, et le rapport fraternel qui l’unit au Comte est d’une grande fraîcheur. Ce Comte, précisément, qui dans la plupart des productions reste terne, Bo Skovhus (timbre de bronze parfaitement homogène, talent dramatique exceptionnel) lui confère une grande densité. Vif, spirituel, excellent acteur, son personnage boit la vie à grands traits et s’amuse de tout, tout en sachant distinguer les talents qui germent autour de lui : le mécène idéal !
Le soprano dramatique wagnérien de Michaela Schuster, son inépuisable énergie, son humour et son art de jouer avec le feu en font une Clairon très convaincante. Le Flamand de Joseph Kaiser, ténor lyrique aux accents mozartiens, au timbre clair et solaire, énergique et sensible, fou de musique, est une âme-sœur de la Comtesse. L’Olivier d’Adrian Eröd, à la voix percutante et au timbre chaleureux, brille par sa fougue, son ironie et son impétuosité. Quant au La Roche à l’âge respectable de Peter Rose, il évoque Sachs dans son ardeur à défendre la cause théâtrale et le divin métier du metteur en scène-directeur de théâtre, grand découvreur de talents. Son baryton-basse très solide a conservé de la rondeur et de l’éclat. Et si le timbre un peu âcre de Manuel Nuñez Camelino déçoit un peu chez le chanteur italien, Barbara Bagnesi, à la ravissante voix de soprano léger, lui donne la réplique avec naturel et brio. Notons encore les excellentes prestations de Ryland Davies qui incarne un émouvant Monsieur Taupe, et de Jérôme Varnier, très remarqué dans les brèves mais efficaces interventions du majordome.
Philippe Jordan, en parfaite empathie avec Robert Carsen, fait preuve, comme toujours, d’une très grande affinité avec Strauss et conduit cette œuvre magnifique avec une intuition qui surpasse toute attente. Il est très bien servi par son orchestre, manifestement galvanisé par son chef tant aimé. Cette reprise, si soignée, si inspirée, atteint largement le niveau des plus grands festivals internationaux.
* Titre de l’article d’Andé Tuboeuf paru dans le programme.
Version recommandée :
Richard Strauss: Capriccio | Richard Strauss par Symphonieorchester Des Bayerischen Rundfunks