Pour vous figurer Tristan en version de concert, rappelez-vous votre dernier Tristan en version scénique à l’Opéra de Paris : les chanteurs ne bougeaient presque pas, cloués par la difficulté de leur partition et par les caractéristiques d’un livret qui étire l’action, qui étend le drame aux mesures du mythe et de son ambitieuse transposition musicale et suppose une esthétique de la longueur et de la lenteur. Les cuivres à la fin du I et le cor anglais au début du III, le matelot après le prélude et Brangäne pendant ses « appels » du II surplombent la scène, mise en espace qui n’a pas oublié la leçon de Peter Sellars (2005), et c’est à peu près tout. La plus grande différence, c’est qu’au lieu des projections vidéo de Bill Viola, les chanteurs ont pour toile de fond l’orchestre.
Et quel orchestre ! Pouvait-on rêver plus beau décor ? Remplaçant Chung, Mikko Franck transfigure un Philharmonique de Radio France qui respire cette musique comme jamais on ne l’aurait espéré. Pas seulement parce que l’exécution, techniquement, est presque parfaite – quand bien même, dans une œuvre si gigantesque et si difficile, un tel niveau instrumental serait déjà à saluer. Mais parce que, sous les gestes amples du jeune chef finlandais, les musiciens trouvent cohésion dans le jeu d’ensemble, richesse dans le foisonnement des sonorités, densité dans la maîtrise des palettes dynamiques et expressives de la partition. De la fièvre du prélude jusqu’au faste tonitruant du final, le premier acte ne laisse pas l’auditeur reprendre son souffle. Au début du II, Isolde attend Tristan dans des ondulations sonores idylliques, bois minéraux et cordes pleines de murmures (sont-ce déjà ceux de la forêt dans Siegfried ?). Le duo d’amour ensuite s’écoule avec une étonnante sagesse, sans toute la sensualité voulue ? Mais des premières mesures du III, désolées, décadentes, naît une théâtralité énergique et voluptueuse, qui achève d’arracher Tristan und Isolde des limbes métaphysiques où les laissent de trop nombreux chefs d’orchestre.
Charge à la distribution, pour être à la hauteur, de ne pas sonner trop éthérée. Le reproche ne saurait être adressé à Nina Stemme. Aigus surpuissants et évidemment aisés, nuances pourpre et cuivre du timbre, projection jamais prise en défaut, même dans ce rôle, même dans cette salle, santé vocale à toute épreuve, qui lui permet de ciseler les phrases et les mots comme si plus rien n’existait des écrasantes difficultés de son rôle, jeunesse et fraîcheur encore, lorsqu’au bout de quatre heures de représentation, elle enlève sa Liebestod comme un grand air d’entrée : plusieurs décennies peuvent s’écouler avant qu’on entende une autre wagnérienne de cette trempe. Et bien des années peuvent passer avant que l’on voie une autre wagnérienne de cette trempe, car Stemme joue Isolde comme elle la chante : les pièges de la caractérisation face au mythe ne l’effraient pas plus que les embûches de la partition ne l’écorchent. On la surprend, bien souvent, un large sourire aux lèvres. Elle est, vocalement, à la hauteur du personnage ; pourquoi serait-ce différent scéniquement ? Dire que certains lui reprochent d’être placide ! Les fureurs homériques comme les bonheurs extatiques sont à sa portée, elles les délivrent, tout naturellement. Ce faisant, et presque paradoxalement au regard de ses moyens exceptionnels, elle offre à son personnage un portrait à taille humaine : elle est le sourire d’Isolde.
Christian Franz, au contraire, prend le parti d’un Tristan vaincu d’avance par le poids de la légende, résigné à la fatale issue de l’histoire dès les premières scènes. C’est ce qui donne, au troisième acte, toute leur force aux hallucinations du personnage, qui prennent par moment une tonalité presque expressionniste. Est-il lui aussi de ces rares chanteurs qui parlent Wagner comme une langue maternelle ? La voix, fort métallique, les aigus, parfois criés, la justesse, pas toujours irréprochable, le souffle, pris à défaut dans le duo du II, montrent que pour Tristan Christian Franz doit aller au bout de ses forces. Mais il était souffrant, ce soir, contraint d’avaler discrètement, entre deux répliques, quelques pastilles miracles : cette représentation dans ces conditions était pour lui un tour de force.
Tour de force également pour Sarah Connolly, qui passe avec bonheur de Haendel à Wagner pour une Brangäne toujours sensible et musicienne, à peine tendue, au II, dans des « appels » d’une vraie poésie. Poésie encore tout au long du monologue de Peter Rose, Roi Marke qui sait chercher à n’impressionner point, pour mieux émouvoir, et qui va chercher dans des nuances presque exclusivement piano une justesse dans la douleur qui fascine et qui bouleverse. Avec un Detlef Roth superlatif qui ne rencontre aucun problème dans le rôle, plus difficile qu’on le pense, de Kurwenal, notre bonheur est complet. N’était l’intonation quelque peu trémulante de Richard Berkeley-Steele, les autres chanteurs appelleraient tous pareils éloges : pour vous figurer ce Tristan en version de concert, imaginez un Tristan pas très loin de l’idéal !