C’est dans la modernité d’un poème dialogué de l’auteur dramatique est-allemand Heiner Müller que Pascal Dusapin a puisé le souffle théâtral de son opéra-oratorio. Inspiré par l’évocation du crime contre-nature attribué à Médée, le compositeur a été soutenu et animé par cette écriture pleine de doutes, imprégnée du désespoir emblématique de la littérature d’après guerre.* Créée en 1992 à Bruxelles au Théâtre de la Monnaie, et plusieurs fois reprise, l’œuvre a cependant mis du temps à prendre forme. Quinze ans séparent la partition de Medeamaterial et son « incarnation », chorégraphiée par Sasha Waltz en 2007, que le Théâtre des Champs-Élysées présente aujourd’hui dans le cadre de sa trilogie. Entre l’élaboration de cette musique lancinante, irréelle, mêlant chant, moyens électroniques, instrumentation baroque et la création de cette danse organique, massive, protéiforme, parfaitement maîtrisée, le laps de temps écoulé surprend d’autant plus qu’elles semblent être nées en symbiose.
Dusapin décrit le texte de Müller comme un grondement : « Tout y est fureur. […] Sa Médée est rongée par un total dérèglement du sens commun». Pour cette héroïne terrifiante, le compositeur nous dit avoir imaginé une voix « forcée et forcenée » et un orchestre « qui s’il la protège, ne va jusqu’à imiter ses pleurs, ni ne la suit dans ses imprécations. Il l’accompagne tout au plus dans son extrême affliction. » Riche en harmoniques contrastées, l’orchestration de cette longue cantate postmoderne s’organise autour du souffle inquiétant d’un orgue et du sombre discours d’un orchestre à cordes complété par un clavecin. Conduit par l’excellent chef Marcus Creed, expert du répertoire baroque comme du domaine contemporain, l’Akademie für Alte Musik Berlin fait merveille. Entourant Médée : ses quatre voix (deux sopranos, mezzo et alto), celles de ses deux enfants sopranos (Sophia et László Sandig), auxquelles s’ajoutent le Vocalconsort Berlin et les voix enregistrées de la nourrice (Laura Erceg-Simon) et de Jason (Thomas Lehmann). Paroles intelligibles, déclamées ou chantées, cris, hurlements et mélismes, sont incorporés au tissu instrumental continu discrètement sonorisé dans la fosse. Le rôle omniprésent et très tendu de Médée va de l’extrême aigu à l’extrême grave. Il est chanté par Caroline Stein. Belle et vocalement solide, la soprano colorature allemande manque un peu seulement du poids menaçant requis, qui était plus perceptible au disque avec Hilde Leiland.
Guidée par la même source Müllerienne, à laquelle la chorégraphe adjoint le roman Medea : Stimmen de Christa Wolf, Sasha Waltz tient à insister sur la double forme féminine de la figure mythique de Médée. Opposant la noirceur de la furie infanticide à la clarté de la mère guérisseuse aux pouvoirs bénéfiques, Waltz fait magnifiquement « parler » les nombreux corps de danseurs qu’elle met en scène avec une modernité à la fois épurée et chaleureuse. Remarquable, la manière quasi magique mais fortement suggestive dont surgit, à l’instant T, le sang contenu dans de frêles coquilles blanches, portées en collier par Médée et ses enfants — et cela sans atténuer l’horreur du geste ni rompre l’élégance de la chorégraphie.
Si en 2010, après Passion (autre production Dusapin-Waltz), Marcel Quillévéré était sorti du TCE « un peu triste », nous disait-il, de ce spectacle « luxueux, savant, mais glacé », c’est avec un enthousiasme admiratif sinon émotif, que nous avons reçu les derniers sons et les dernières images de cette implacable Medea.
* Après avoir adapté plusieurs pièces antiques, Heiner Müller (grand admirateur de Pina Bauch et de Bob Wilson) fut conseiller du Berliner Ensemble de Bertolt Bretch ; ses œuvres publiées aux Éditions de Minuit.