Il fallait s’armer d’une vigoureuse bonne humeur pour se rendre ce soir-là à l’amphithéâtre de l’Opéra Bastille: jamais sans doute un programme n’aura compilé si impitoyablement les pages les plus glaçantes du répertoire, où la mort, non contente d’être toujours évoquée et parfois même invoquée, prend souvent la figure d’un protagoniste à part entière. Concert difficile pour le public, éprouvant pour le chanteur. De Franz-Josef Selig, les mélomanes parisiens connaissent ses succès dans des Wagner nobles et outragés, les Roi Marke, Gurnemanz et autre Landgrave… Ce que ces rôles apprennent : le legato, les nuances, l’exigence d’introspection, l’art du mot, la maîtrise du souffle et de la scansion – qui se veut Liedersänger ne peut en faire l’économie. Ce qu’ils n’apprennent pas : l’économie de moyens, la concision, l’aptitude à rendre suffisamment souple et versatile une voix n’ayant pour seul appui que le piano – qui en fait l’économie ne peut se dire Liedersänger.
Que ce piano soit celui de Gerold Huber apporte déjà au chanteur un avantage décisif. Compagnon régulier de Christian Gerhaher et de Bernarda Fink, puissant et virtuose mais toujours fiable, toujours précis, Huber est de ces musiciens qui savent, en moins d’une mesure, instaurer une atmosphère, suggérer des couleurs, insuffler des tensions, servir le chant sans renoncer à rappeler avec raison que les Lieder n’ont pas été écrits que pour la voix.
Ainsi secondé, Selig déploie la sienne, souverainement, avec l’homogénéité et la constance qui sont siennes. Profonde est cette basse, de voyelles est fait son chant : que le propos s’accélère, que le rythme se presse, que les phrasés se resserrent, et le timbre doit céder un peu de sa richesse. Par bonheur, les mélodies sur la mort sont très rarement écrites prestissimo, et le bouquet sélectionné favorise les grandes lignes et les longues phrases, cette « horizontalité » que Selig a dans la voix. Horizontalité qui à aucun moment n’est synonyme de platitude : au contraire, elle donne tout son relief aux dernières phrases, sentencieuses autant que caressantes, de « Der Tod und das Mädchen ». Elle est, toujours chez Schubert, la forme de hauteur tragique entendue dans « Prometheus » et dans « An den Tod », en même temps que la funeste animation qui éclairent d’une pâle lueur « Totengräbers Heimweh » et « Der Wanderer ». Quelle réussite quand un chanteur peut dérouler un programme si monolithique sans plomber le récital en recouvrant chaque morceau de la même expressivité inerte et lasse ! Ce que Franz-Josef Selig promet dans Schubert, il le tient avec des Wolf libres et sans apprêts : « Alles endet was entstehet » est un fil retenant le souffle de celui qui le sent prêt à se rompre, et les « Harfenspieler », névrosés, extravertis, diffusent un désespoir profus qui n’est ni sans délices ni sans complaisance. Ils montrent la voie, en somme, aux Chants et danses de la mort, préliminaires à la prochaine reprise de Khovantchina à Bastille. Car Moussorgsky, dans ce cycle, met la mort en scène, avec des détails dont la précision (de l’agonie de l’enfant dans la « Berceuse » initiale au champ de bataille gorgé de cadavres dans le « Feld-maréchal » conclusif) touche à la cruauté, si bien que beaucoup des chanteurs qui s’y mesurent doivent aller de Charybde en Scylla, pris dans un choix difficile entre un expressionnisme Grand-Guignol ou une sobriété placide. Franz-Josef Selig semble de prime abord se rallier à cette dernière option : les Chants commencent plus posés qu’épouvantables, s’y dessine une mort qui paraît moins assassine que calculatrice. Mais s’insinue, doucement, une volupté malsaine qui va crescendo d’un bout à l’autre du cycle, et qui lui rend ce qu’il a de plus sinistre et de plus dérangeant.
En bis, l’apaisement s’imposait : un « Wandrers Nachtlied » impressionnant de concentration et d’intériorité ne met pas plus de quelques notes à y parvenir. Dans un Amphithéâtre-Bastille qui n’aura jamais aussi bien porté ses faux airs de funérarium, mais où l’on voit souvent des concerts passionnants, le public est lui bien vivant pour acclamer les protagonistes d’une soirée dont on ressort étonnamment heureux.