En décernant le Prix Claude Rostand 2007 à Patrice Caurier et Moshe Leiser pour leur lecture de Jenůfa reprise à Lille en ce début d’année, le Syndicat professionnel de la critique a-t-il souhaité récompenser le « degré zéro » de la mise en scène ? Encensée par certains, la littéralité (quasi) totale du travail des deux hommes trahit selon nous une embarrassante absence de point de vue aggravée par une profonde méconnaissance du sujet. « Janáček n’est pas […] un révolutionnaire. La politique ne l’intéresse pas. » affirme Caurier qui semble ignorer que chaque trait de plume de ce bouillonnant slavophile (essais théoriques, critiques ou œuvres musicales) a pour lui valeur d’acte militant, même indirect. Mais il faut pour cela connaître et comprendre l’importance de la langue, du folklore ou de l’éducation dans la reconquête par les Tchèques de leur identité nationale au XIXe siècle… ! Leiser remarque quant à lui que « la critique de la société et de la religion comme facteur d’oppression des individus est bien un des enjeux de l’œuvre, mais elle n’est pas sa finalité ». Le fait que la Sacristine commette l’infanticide par crainte d’un qu’en dira-t-on presque fondé intégralement sur la morale étriquée que dicte l’Eglise catholique – dont Gabriela Preissová, auteur de la pièce originelle, se réclame tout en dénonçant sa rigidité et le poids funeste de ladite oppression dans plusieurs de ses écrits – semble pourtant suffisamment important pour que l’on s’y attarde quelque peu… La lecture proposée par les deux comparses n’est viable que si les codes dont disposait le public de l’époque nous sont donnés, ne serait-ce que dans leurs déclarations d’intention. Dès lors qu’ils ne les possèdent pas eux-mêmes,leur vision n’apporte pas de grain à moudre au moulin des Buryja et, paradoxalement, vide le texte auquel ils collent de sa substance aujourd’hui cryptée – un retour aux sources eût été salutaire.
En ne soulignant pas la naïveté et la vulnérabilité de la Jenůfa de l’acte I – qui n’est encore qu’une pauvre fille un peu paumée comme Gabriela Preissová avoue en avoir croisées de nombreuses avant d’écrire Její pastorkyňa – Olga Guryakova n’attire pas plus l’attention que les metteurs en scène sur l’évolution dramatique d’une « héroïne » n’acquiert de réelle dimension théâtrale qu’après sa blessure à la joue. Avec infiniment plus de dégradés et de subtilité(s), Kathryn Harries magnifie le rôle de la Sacristine. Elle ne dissimule aucune des fêlures de cette femme finalement aussi fragile qu’autoritaire, authentique personnage principal de l’oeuvre. Et les signes d’usure vocale de résonner ici comme autant d’échos de la fatigue nerveuse provoquée par les violents tourments psychologiques et la souffrance schizophrénique de la meurtrière.
L’épineuse question du véritable rôle de Laca dans le déroulement du drame est comme souvent complètement éludée. En feignant d’avoir envoyé Jenůfa à Vienne, la Sacristine cache en réalité un secret de polichinelle – la domesticité chez « l’occupant » autrichien était alors une manière courante pour les jeunes Tchèques de dissimuler une grossesse hors mariage*. La rapidité avec laquelle le garçon-meunier « encaisse » la nouvelle laisse penser qu’il l’avait bien compris (inconsciemment, peut-être, sauf si l’on considère la blessure infligée à celle qu’il aime comme intentionnelle. Par cette métaphore de la perte de virginité de sa « victime », Laca prouve par là symboliquement qu’il connaissait les conséquences de la faute de Jenůfa dès avant de la défigurer et se montre prêt à tout pour mieux la récupérer). Dès lors, quoique l’on pense de son potentiel machiavélisme, il est indispensable que le personnage paraisse être en mesure de tirer les ficelles de la tragédie – à l’imaginaire du spectateur de faire le reste. Ce n’est malheureusement pas le cas de Paul O’Neill qui, malgré de rares accès de brutalité (sa manière de couper le bois au lever de rideau et le finale de l’acte I), fait figure de témoin passif et effacé, hors de tout soupçon de quelque manipulation que ce soit. Déjà desservi par la direction d’acteurs, le ténor éprouve en plus bien des difficultés à projeter son texte au-delà de la fosse d’orchestre. Plus réussi, le Števa de Tom Randle se fait tour à tour arrogant, lourdaud ou pleutre et met clairement en avant les défauts d’un jeune homme seulement coupable d’immaturité. Des très honorables seconds rôles, on retiendra tout spécialement l’admirable présence de Diane Pilcher (la Grand-mère) et la prestation de Linda Ormiston en parfaite mégère (La Femme du maire).
Passons rapidement sur le traitement lourd et/ou statique des chœurs pour souligner la direction peu idiomatique de Mark Shanahan, qui ne soucie guère de l’équilibre scène-fosse ni des particularités expressives et autres sous-entendus dramaturgiques confiés à l’orchestre. Peut-être est-ce suffisant pour Smetana ou Dvořák mais pas pour une écriture si singulière. Les têtes pensantes de cette production semblent décidément avoir sous-estimé le chef-d’œuvre de Janáček – scénographiquement et musicalement. Doublement dommage.
* En 1888, soit deux ans avant Její pastorkyňa, Preissová racontait l’histoire de l’une de ces mères célibataires dans Kraluša.