« Opéra » ? « Comédie musicale dramatique » ? « Broadway opera » ? « Dramatic musical » ? Kurt Weill a longuement hésité avant de qualifier Street Scene d’« american opera ». Cette incertitude quant à la nature de ce qui est selon nous le chef-d’œuvre scénique du compositeur allemand, n’est pas étrangère à son destin. Il aura fallu attendre mars 2010 pour que l’ouvrage soit enfin représenté en France sur la scène de l’Opéra de Toulon, plus de soixante ans après sa création (1947 à New York). Aujourd’hui l’ambiguïté persiste et nous vaut au Théâtre du Chatelet de rester sur notre faim. Car enfin que nous donne à applaudir cette création parisienne* ? Du music-hall dans tout ce qu’il y a de plus ordinaire quand Street Scene demanderait un traitement moins réducteur. L’immersion dans l’œuvre, proposée par Pascal Huynh dans le programme du spectacle, aide à comprendre ce qui manque ici cruellement. L’Orchestre Pasdeloup, débordé par les enjeux de la partition, tend d’abord à simplifier le maillage complexe d’influences qui fait de Street Scene une « radiographie raisonnée et vivante de l’opéra européen ».
Beaucoup plus gênant, l’œuvre, écrite à l’intention de « chanteurs d’opéra expérimentés », ne se satisfait pas du traitement vocal qu’on lui inflige. La lecture du curriculum vitae de chacun des chanteurs réunis sur la scène du Châtelet annonce une expérience lyrique que l’écoute vient contredire. Sans stigmatiser une distribution qui par ailleurs fait montre d’un réel investissement scénique, il faut composer avec erreurs de justesse, voix sous-dimensionnées, timbres lézardés et notes aiguës escamotées, voire craquées. Ah ! Qu’il est douloureux d’entendre étêté et éborgné ce délice de parodie d’ensemble belcantiste qu’est l’Ice-Cream Sextet, et de ne pas être transporté, faute d’ampleur, par l’air « Somehow, I Never could Believe » ou le duo « Remember that I Care », si pucciniens dans leur lyrisme profus. Ajoutons à ce tableau peu reluisant une sonorisation, inopportune qui gomme tout relief en plaçant sur le même plan l’ensemble des voix (quand la partition joue à maintes reprises la carte de la spatialisation) et l’on aura une juste idée du naufrage musical.
Aussi grande soit notre désillusion, tout n’est cependant pas à jeter aux orties dans cette production de The Opera Group / Young Vic Theatre. A la direction d’orchestre, Tim Murray parvient à rendre cohérent un propos dont a déjà dit combien il était dispersé même si génialement unifié. La mise en scène de John Fulljames, reprise à Paris par Lucile Bradley, intègre intelligemment les musiciens au décor. Le livret est fidèlement respecté, jusque dans le choix de costumes d’époque (années quarante) Le mouvement est fluide, l’ensemble calé, les multiples entrées et sorties réglées au cordeau grâce à un jeu habile d’escaliers et la pulsation rythmique imposée fait que l’on ne trouve jamais le temps long (ce qui, avouons-le serait tout de même un comble dans une œuvre aussi prolixe que Street Scene). La chorégraphie d’Arthur Pita fait de « Moon-faced, Starry-Eyed » un numéro de haute voltige qui déchaine les applaudissements. « C’est vraiment Broadway ! » s’enthousiasme un spectateur à la sortie du théâtre. Eh bien, non justement, Street Scene, c’est beaucoup plus que Broadway ! N’induisons pas le public en erreur. Il est regrettable que l’opéra américain de Kurt Weill débute sa carrière parisienne par un malentendu.
* Précisons tout de même que le public parisien avait déjà pu découvrir Street Scene en décembre 2010 à L’Amphithéâtre Bastille mais dans version pour deux pianos, interprété – et comment ! – par les artistes de l’Atelier lyrique. (voir brève du 21 décembre 2010).