Au royaume des intrigues filandreuses et tarabiscotées où se fourvoie d’ordinaire l’opera seria, l’argument de Radamisto, a fortiori dans la mouture choisie par le Théâtre des Champs-Elysées, frise quasiment l’épure: Farasmane, roi de Thrace, voit son royaume assiégé par l’impétueux roi d’Arménie, Tiridate, son gendre, qui délaisse sa légitime épouse (Polissena) pour convoiter la princesse Zenobia, bru de Farasmane et compagne de Radamisto. Unis dans l’amour comme dans l’adversité, Radamisto et Zenobia préfèrent se donner la mort plutôt que d’être séparés. Ils sont heureusement sauvés des eaux de l’Araxes par les soldats de Tiridate, Zenobia est emmenée au palais du monarque alors que Radamisto se découvre un allié inattendu en la personne du prince Tigrane, a priori son ennemi, mais qui est secrètement épris de Polissena et réussit à retourner contre leur souverain les troupes arméniennes. Lieto fine oblige, Radamisto se montrera magnanime et pardonnera à son rival, chacun retrouvant sa moitié dans un finale expédié avec une diligence qui en deviendrait presque drôle.
Ecrit pour l’inauguration de la Royal Academy of music et créé le 20 avril 1720, l’ouvrage fut profondément remanié par le compositeur en décembre, après l’arrivée à Londres des chanteurs recrutés par ses soins en Italie: Senesino (contralto) endossa le rôle-titre, créé par la Durastanti (soprano), qui elle-même reprit celui de Zenobia confié à l’origine au contralto Anastasia Robinson. Enfin, de ténor (Gordon), Tiridate devint basse (Boschi). Au-delà de ces transpositions, Haendel modifia l’intrigue et composa au total une dizaine d’airs nouveaux, un duo et un quatuor. Le caractère héroïque de Radamisto s’en trouve renforcé, Zenobia gagne aussi en profondeur et le troisième acte culmine sur un puissant climax. Lors d’une reprise en novembre 1721, Haendel supprimera également le personnage secondaire de Fraarte, frère de Tiridate, ce qui nous prive notamment du ravissant « Mirerò quel vago volto », mais resserre aussi le drame autour de ses vrais protagonistes. C’est précisément la version que dirigeait Harry Bicket le 6 février dernier, un choix judicieux auquel nous ne pouvons que souscrire.
Modèle de construction et d’efficacité dramatiques, Radamisto ne s’est pourtant jamais imposé au XXe siècle: rarement donné, il n’a connu aucune production mémorable. Quant au disque, si l’intégrale de la version originale gravée par Alan Curtis éclipse celle de la seconde par Nicholas MacGegan, elle ne le doit guère qu’à la performance exceptionnelle, dans tous les sens du terme, de Joyce Di Donato. Hormis « Ombra cara », qui pourrait citer, au débotté, le titre d’un air de Radamisto ? Même cette page, une des plus admirables jamais écrites par Haendel, n’égale pas en popularité les tubes de Rinaldo (« Cara sposa », « Lascia ch’io pianga ») qui mirent l’Angleterre à ses pieds neuf ans plus tôt. Le défi était d’autant plus excitant pour l’équipe réunie sous la conduite d’Harry Bicket. En effet, elle ne pouvait pas s’appuyer sur l’enthousiasme d’un public déjà partiellement acquis et pressé de retrouver ses numéros favoris. En revanche, elle aurait pu le surprendre et le conquérir, avec l’avantage d’échapper au crible impitoyable des comparaisons. L’impossible triangle amoureux jouissait d’un autre atout : l’expérience, chacun ayant déjà abordé le rôle, qui plus est, au théâtre. Ainsi, en 2008, à Santa Fé, David Daniels (Radamisto) croisait déjà le fer avec Luca Pisaroni (Tiridate), Harry Bicket et David Alden assurant la direction et la mise en scène. Le mois passé, c’est au Theater an der Wien que David Daniels étreignait la Zenobia de Patricia Bardon, dans une version composite de l’opéra réalisée par René Jacobs.
Il a beau rouler des yeux noirs en décochant ses traits rageurs, rien n’y fait : Luca Pisaroni demeure la séduction incarnée. Le détester relève de l’impossible. Alors que les érudits expliquent l’étonnante fidélité de Polissena, son épouse délaissée et brutalisée, par l’importance que revêt à l’époque le sens de l’honneur lorsque l’opéra s’intéresse aux têtes couronnées, le roi d’Arménie, sous les traits et avec la voix du baryton basse, semble devenir bien plus qu’un méchant magnifique : le héros, sadique et irrésistible, d’une autre histoire. David Daniels est toujours prêt à en découdre et investit le moindre récitatif avec cette énergie, cette présence, ce sens aigu du drame qui l’ont distingué dès ses débuts. En revanche, la voix paraît fatiguée. En perdant progressivement ses aigus de mezzo, elle ne s’est pas suffisamment étoffée dans le grave ni muée en contralto, la tessiture de Radamisto l’exposant à quelques décrochages malaisés. En outre, les vocalises dont se hérisse sa partie lui coûtent des efforts parfois trop audibles et il peine à nourrir la ligne dans un « Ombra cara » qui s’étiole et ne décolle jamais. Le contre-ténor retrouve néanmoins un certain panache au III et s’épanche enfin dans l’exquise sarabande en sol mineur « Qual nave smarrita ».
L’abattage de Patricia Bardon (Zenobia), par contre, est intact, mais la sécheresse, les aspérités de l’instrument et son émission tendue dans le haut médium entravent toujours son expression. Elle arrive toutefois, ici ou là, à attendrir cette étoffe si rude et à en tirer des accents touchants qui affinent une composition très engagée où l’actrice finit par transcender les limites de la chanteuse. Son duo avec Radamisto est un régal.
L’une a la voix – ronde, longue et souple – et l’autre les idées, un soupçon d’audace, serions-nous tenté d’écrire à propos de Brenda Rae (Polissena) et d’Elizabeth Watts (Tigrane). De la première, Christophe Rizoud saluait, à Bordeaux en février 2011, la Zerbinetta inhabituelle et très féminine. Clément Tailla, un an et demi plus tard, déplorait le timbre trop sucré de sa Lucia viennoise et plus encore le vibrato affectant ses suraigus, mais louait dans le même temps l’émouvante sincérité de son interprétation. Sa prise de rôle en Polissena suscite la perplexité. Appliquée et extrêmement prudente dans les airs après des récits d’une tout autre vivacité, Brenda Rae donne constamment l’impression de se brider – comme pour éviter l’accident ou la faute de style dans un univers qui lui reste fondamentalement étranger. Plus d’une fois un frémissement, un élan soudain relance nos espoirs (« Barbaro, partirò ») et nous porte à croire qu’elle va enfin prendre des risques, mais en vain. Elizabeth Watts n’a pas grand chose pour elle (vocina droite et impersonnelle, médium éteint, legato virtuel), mais elle peut s’enhardir à la faveur d’un Da Capo qui, du coup, retrouve sa raison d’être. Assis au clavecin, Harry Bicket bouge à peine et semble imperturbable, mais il connaît sa partition, qu’il conduit d’un geste sûr, dosant habilement les contrastes de tempo et les nuances dynamiques. Dommage que l’English Concert manque de basses et se montre avare de couleurs comme de galbe.