Quel bonheur d’aller à la Fenice en plein Carnaval, qui plus est, en costume ! Le lieu n’en produit que davantage d’effet. Dommage, mais le public n’est pas au diapason – il l’était la veille pour une soirée costumée – et les masques sont largement minoritaires mais d’autant plus remarquables. Sans doute est-on trop exigeant dans un cadre et une ambiance pareille : toujours est-il que cette Bohème ne restera pas dans nos annales des mises en scène les plus exceptionnelles, surtout après avoir eu droit la saison précédente à la remarquable version de Robert Carsen à Strasbourg… Cela dit, objectivement, cette mise en scène de Francesco Micheli regorge de trouvailles intéressantes, voire quelques très belles idées. Dans le troisième tableau, par exemple, un éclairage violent nous montre subrepticement Mimi occupée à décrocher des fleurs en papier blanches comme autant de gros flocons à l’arbre mort perdu dans la neige pendant que Rodolfo passe sans la voir, ivre et titubant ; à la fin de ce même tableau, quand les amants décident de se séparer sans rancune au printemps, Rodolfo passe les fleurs à Mimi qui les raccroche, tristement et avec nostalgie. L’impact visuel et sensoriel tout comme la réflexion subtile sur le temps qui passe inexorablement dans une condensation glaciale procure une émotion réelle. Dommage que la laideur des éléments dans la mansarde gâchent l’ensemble (à tel point qu’on peine à s’intéresser à ce qui se passe dans le premier tableau). Pourtant, là encore, le postulat de départ est intéressant : l’esthétique oscille entre une comédie musicale de Broadway (des toits et parapluies à la Mary Poppins notamment, sans oublier la marchande de fleurs de My Fair Lady) et les Folies-Bergère dépeintes à la manière d’un Toulouse-Lautrec (avec une Musette forcément rousse…). Malheureusement, une certaine vulgarité a tendance à l’emporter et si la scène du Quartier Latin est réussie, le contraste avec les séquences de la mansarde n’en est que plus frappant. Les transitions sont en revanche intelligemment pensées, notamment par une jolie descente ou alternativement montée des toits qui rejoignent les cintres, tandis que les façades glissent jusqu’au sol, voire au sous-sol, puisqu’on découvre les convives du Momus en ombres chinoises dans le métropolitain avant que d’envahir le café.
On retrouve avec plaisir Maria Agresta, déjà entendue en mai dernier en Mimi au San Carlo. La voix est toujours aussi bien posée et en adéquation avec le rôle mais, paradoxalement, l’émotion est moins intense qu’à Naples car l’orchestre trop sonore concurrence déloyalement la délicate et intense cousette. Giorgio Berrugi – qui remplace pour deux représentations Aquiles Machado souffrant – ne dépare nullement en Rodolfo quoique lui aussi manque de projection et n’articule pas toujours. Ekaterina Bakanova est une bien belle Musette (pourtant desservie par les costumes), pendant faussement frivole de Mimi. Impeccable dans la scène du Momus où ses camarades crient à sa place quand elle feint une douleur au pied, elle charme par une facilité sans faille dans les aigus. Elle sait par ailleurs émouvoir juste ce qu’il faut dans la scène de l’auberge et surtout dans le finale. Les amis de Rodolfo sont assez disparates quant à leurs prestations vocales. Simone Piazzola est un Marcello bien décevant et Colline, interprété par Sergey Artamonov, a les cheveux blancs (!) et la voix parfois aussi pâle. Schaunard, en revanche, est superbement incarné par Armando Gabba qu’on souhaiterait entendre dans un rôle plus ample. La voix est profonde, charnue et belle.
Si Diego Matheuz dirige impeccablement un orchestre qui connaît son Puccini, tout cela est tonitruant et couvre des voix qui ailleurs, auraient été moins à la peine. Quel dommage ! Il n’empêche que malgré tout le spectacle reste magique, grâce d’abord au lieu que l’on quitte forcément à regret, non sans avoir glissé quelques regards embués sur les loges, en longs travellings à la manière de Visconti dans Senso.