N’ayons pas peur des oxymores : ce Pelléas et Mélisande occupe un vide scénique qui peine à remplir ses ambitions minimalistes. Le parti pris de mise en espace d’Olivier Achard aurait pourtant dû s’avérer pertinent. Il l’est au moins dans l’intention. Vladimir Jankelevitch, fin connaisseur du compositeur, voyait un « drame stationnaire » dans cette montée en tension des amours contrariés. Face à ces deux notions contradictoires, toute la difficulté pour le metteur en scène consiste non seulement à sublimer l’arbitraire et l’opacité d’une destinée mortifère fondamentalement absurde qui se referme inexorablement sur elle-même, mais de les mettre physiquement en résonnance. La relative impasse de la mise en scène tient plus à la pauvreté préméditée des matériaux et à leur mise en œuvre, qui semblent frôler la plupart du temps l’inadéquation avec la tragédie, qu’au choix d’une épure radicale. Rien n’est véritablement convainquant, ni dans le plateau recouvert de draps blanc – la candeur d’un pur amour ? la virginité toujours recommencée des sentiments ? les promesses d’une inaccessible couche nuptiale qui toujours se dérobe ? –, ni dans un improbable empilement de chaises, unique élément vertical en quête d’une impossible ascension dont la symbolique laisse perplexe. On peut être tout aussi dubitatif confronté à l’omniprésence d’Yniold armé de son énigmatique lanterne magique, même si, pour ce dernier, on entrevoit dans la solitude désœuvrée qui l’occupe, l’incommunicabilité de l’enfance perdue parmi des adultes qui l’ignorent.
C’est l’implication autant vocale que tragédienne des protagonistes et leur puissance suggestive qui va reléguer heureusement au second plan ce désert immaculé où la métaphore s’épuise à faire sens. D’abord le Pelléas de Ronan Meyblum : sensible dans le timbre, sincère dans l’expression si particulière voulue par Debussy. Il nourrit une ligne de chant très flexible et convaincante, avec ce mélange d’enthousiasme propre à la candeur que procurent les amours de jeunesse et cet élan vital prêt à tout sacrifier à l’impossible. Il donne à son personnage la force d’un héros cornélien sans fourvoyer le rôle dans une théâtralité incongrue. Aux langueurs diaphanes de tant de Mélisande vues et revues mais qui s’évertuent en vain à incarner le personnage, Céline Laly préfère la séduction et la grâce d’un trouble amoureux assumé. Elle joue de cette suave ambiguïté féminine dans sa chair et ses sentiments plus qu’elle ne cède à l’hyperbole impressionniste. Son phrasé et la clarté liliale de son émission peuvent ainsi conserver à son soprano une discrète sensualité qui n’est en rien déplacée.
Toute la difficulté consistait ensuite à équilibrer le reste de la distribution sans trahir cette esthétique plus proche d’une recherche déclamatoire moins historiquement datée. Matthieu Lécroart, applaudi la saison dernière dans Hänsel et Gretel, était plus qu’à l’évidence l’homme de la situation : son Golaud, personnage plus complexe qu’il n’y paraît, tournait sans remord le dos au Barbe-Bleue où le fourvoient tant de baryton. Ses graves possèdent à l’envi la carrure du rôle mais sa diction nuancée et sa caractérisation en font avant tout un homme blessé, psychologiquement crédible, loin de la caricature du tyran rongé par la jalousie. Même travail intelligent de la part de Jean-Vincent Blot pour humaniser Arkel. Sa basse d’une belle qualité de grain possède l’autorité apaisante, la couleur et la profondeur du timbre en phase avec ses protagonistes. De même que l’on saluera sans réserve la performance vocale autant que théâtrale de Camille Slosse. Elle incarne idéalement la fraîcheur et la fragilité d’Yniold ce qui n’est pas un mince défi.
Enfin la direction d’Olivier Holt ! Le magnétisme d’une gestique ferme et d’une autorité bien comprise des instrumentistes dresse le subtil décor debussyste, d’une gravité énigmatique. Il en dénoue les évidences du mystère, sans en trahir la prégnance de la poétique. Holt conjugue à la sereine et tragique innocence de l’héroïne, la limpidité de sa vision orchestrale. On y perçoit toute la puissance évocatrice des images harmoniques : le poids des ténèbres, les murmures du soir, les bruissements de la forêt, la violence muette des non-dits des personnages. C’est-à-dire tout ce que l’imaginaire est seul capable de révéler à nos sens en éveil.
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