Est-ce l’épidémie de grippe qui frappe Bruxelles en ce moment, le manque de goût pour le bel canto ou la crainte de l’inconfort des mauvais petits fauteuils du Cirque Royal – sans parler de l’acoustique –, toujours est-il que la salle n’était pas comble, tant s’en faut, ce jeudi soir pour la deuxième représentation de la Lucrezia Borgia de Donizetti, œuvre romantique s’il en est, inspirée d’un drame de Victor Hugo, que présentait la Monnaie, poursuivant son cycle consacré aux destins de femmes après Lulu, Traviata et Manon Lescaut.
Dès avant le début du spectacle, le décor est posé : inspirées à la fois par le monde du cirque (on y est), celui de la fête foraine avec son tunnel de la peur ou les réminiscences d’un vénéneux carnaval (la première scène est à Venise), quatre imposantes figures de carton pâte ornent la salle, figurant une opulente poitrine tatouée, une madone en prière transpercée d’un glaive et deux personnages masculins aux gigantesques mains gantées de latex noir, un diable roux au regard lubrique et une tête de mort couronnée. Pour source de son spectacle, Guy Joosten a choisi l’univers fantastique et inquiétant de James Ensor ou de Michel de Ghelderode, l’expressionnisme flamand qui s’ébroue dans l’excès avec une délectation non dénuée d’humour et de second degré. Cet univers-là fonctionne remarquablement bien avec la violence extrême de la Renaissance italienne contenue dans le livret, un peu moins avec le romantisme musical de la partition et son répertoire émotionnel très convenu.
Hormis ce décor, la mise en scène faite de beaucoup d’agitation, de mouvements désordonnés et d’une surabondance de détails paraît un peu en panne d’inspiration, sans magie, manquant sans doute d’une idée maîtresse et directrice qui en constituerait le fil, et en deçà de l’éclat virtuose auquel Joosten a habitué le public bruxellois dans le passé. Les personnages se déplacent le long d’un praticable étroit, tournant sans cesse le dos à un tiers des spectateurs dans quelque direction qu’ils soient, dispositif peu favorable au bel canto. Joosten n’évite pas quelques clichés et provocations potaches sans grand intérêt : ni les nonnettes en petite tenue du prologue ni les soubrettes cravachées version sado-maso du second acte – un poncif décidément cette saison à la Monnaie –, ne sont utiles à éclairer l’intrigue ni n’apportent non plus l’effroi qu’il faudrait. L’horreur dramatique et la fétidité du livret, un des plus sombre du répertoire, ne méritaient-elles pas plus d’imagination ? Cela fonctionne, certes, mais sans éclat ! Où sont les images fortes et les lumières douces de la Lucia di Lammermoor que Joosten montait en avril 2009 dans ce même espace, et qui restent dans toutes les mémoires ?
Le casting a particulièrement bien soigné le quatuor des rôles principaux ; Paul Gay campe avec beaucoup de majesté et une belle présence vocale le rôle peu sympathique et monochrome du duc de Ferrare. Dans le rôle ambigu du comte Orsini, ami de cœur (et ici même un peu plus que cela) du jeune et beau Gennaro, la mezzo Silvia Tro Santafe expose un timbre magnifique et une souplesse, une virtuosité vocale sans faille. Gennaro est chanté par le jeune ténor américain Charles Castronovo, déjà présent dans la Lucia di Lammermoor de 2009. Très convainquant à la fois physiquement et vocalement, il prête sincérité et candeur à son personnage et développe les splendeurs vocales de Donizetti avec beaucoup de musicalité ; sa contribution au magnifique trio à la fin du premier acte est déterminante. Il retrouve la soprano roumaine Elena Moşuc, qui figurait elle aussi dans le spectacle de 2009. Elle prend ici délibérément le parti – très intelligent – d’émouvoir plutôt que d’épater. La soprano possède bien entendu toute la technique et l’abattage qu’il faut pour le rôle, mais elle préfère mettre son talent au service d’une Lucrezia humaine et déchirée, plutôt que de solliciter les effets faciles contenus dans la partition. Cette dimension qui se superpose à la noirceur du personnage n’en donne que plus de relief et enrichit considérablement l’aspect contrasté du rôle : elle transforme l’histoire en destin. Avec finesse et raffinement – ses sons filés pianissimo dans l’aigu sont particulièrement émouvants –, avec une très belle musicalité, elle construit un personnage tout en nuances, dramatiquement crédible et dont la portée dépasse beaucoup la pure virtuosité vocale. Elle remportera d’ailleurs tous les suffrages du public. Le reste de la distribution est homogène, et s’attache avec une belle conviction et pas mal d’humour à défendre ce livret vénéneux et les partis pris du metteur en scène.
En l’absence de fosse, l’orchestre – en petite formation – est relégué derrière la scène, de sorte que le chef dirige sans contact visuel avec les chanteurs, qui eux suivent ses indications sur cinq écrans répartis tout autour du plateau. Julian Reynolds semble rompu à cette discipline particulière, qui consiste à indiquer les entrées à une caméra, et la dynamique musicale n’en souffre pas; c’est efficace, mais le raffinement, lui, n’est pas toujours au rendez-vous. L’orchestre lui-même n’est pas exempt de tout reproches : si les cordes mettent un bel entrain à défendre la partition orchestrale parfois un peu pauvre de Donizetti, les bois se montrent plus d’une fois imprécis dans la justesse, et peu enclins à rivaliser avec la richesse des couleurs des voix.