Cette reprise du Falstaff de Dominique Pitoiset constitue l’unique contribution de l’Opéra de Paris au bicentenaire de la naissance de Verdi, du moins pour cette saison. Créée en 1999 avec Jean-Philippe Lafont dans le rôle-titre, cette production, qui a déjà été reprogrammée en 2003, n’a pas pris une ride. L’ouvrage est transposé à l’époque de sa création, dans un dispositif scénique astucieux, en l’occurrence d’immenses panneaux coulissants qui représentent tour à tour la façade de l’Hôtellerie de la Jarretière où loge Falstaff et celle de la maison de Ford sur trois étages. Au dernier acte, point de parc de Windsor, seule l’image du grand Chêne de Herne est projetée sur les bâtiments. Toute l’action se déroule donc au premier plan où sont disposés, selon les tableaux, divers accessoires utiles à l’action : table, fauteuil, paravent, panier à linge et même une voiture automobile qui semble tout droit sortie de la belle époque. La direction d’acteurs, à la fois fluide et précise, permet une lisibilité immédiate de l’intrigue.
La distribution est dominée par le superbe Falstaff d’Ambrogio Maestri qui, depuis quelques années, interprète ce personnage, dont il s’est fait une spécialité, sur les plus grandes scènes du monde et tout récemment encore à la Scala. Dans ce rôle, que l’on confie souvent à des chanteurs en fin de carrière, le baryton italien se démarque par l’insolence de ses moyens et le raffinement de sa technique mise au service d’une incarnation superlative. Disposant d’une dynamique qui lui permet d’émettre avec le même bonheur des aigus au volume impressionnant et des phrases délicatement susurrées, Maestri campe un Pancione profondément humain, une sorte de séducteur sur le retour, à la fois ridicule et pathétique, qui échappe cependant à la caricature dans laquelle certains interprètes l’ont parfois confiné. Son « Quand’ero paggio » chanté sur un fil de voix à un rythme effréné éblouit tandis que son « Va, vecchio John » suscite une émotion palpable dans la salle. Face à lui, le Ford d’Artur Rucinski parvient à exister, ce qui n’était pas gagné d’avance. Ce jeune baryton polonais ne manque pas d’atouts : le timbre est clair, la voix bien projetée et la diction tout à fait intelligible. De plus, l’acteur est subtil et son jeu nuancé. Il lui manque peut-être un soupçon d’autorité, qu’il acquerra sans doute au fil des représentations, pour convaincre pleinement. Voilà des débuts prometteurs à Paris pour ce chanteur qu’on espère réentendre très vite. Autres débuts – sur la scène de l’Opéra, du moins – ceux de Marie-Nicole Lemieux dont la Mrs Quickly a déjà séduit par deux fois le public du Théâtre des Champs-Élysée, en 2008 et en 2010. La contralto québécoise, qui possède une vis comica innée, ne fait qu’une bouchée de ce personnage dont elle livre avec délectation une incarnation haute en couleur pour la plus grande joie du public. La voix est homogène et le grave opulent. Toutefois, dans le grand vaisseau de la Bastille, la projection a paru quelque peu limitée.
Le couple Fenton / Nannetta trouve ici deux interprètes proches de l’idéal. Paolo Fanale est un tenore di grazia dont le timbre ne manque pas de séduction. Sa voix n’est certes pas très puissante mais il parvient tout de même à se faire entendre et son physique de jeune premier fait le reste. Elena Tsallagova, qui fut sur cette scène une touchante Mélisande la saison passée, séduit d’emblée par la fraîcheur de son timbre et la splendeur de ses aigus filés. En revanche, Svetla Vassileva déçoit : son Alice est dépourvue de rouerie et de sensualité, en un mot, de piquant. De plus, durant la première partie de la soirée la voix est affublée d’un vibrato quelque peu envahissant. Trac ou fatigue passagère ? Les choses s’arrangent par la suite et la soprano bulgare parvient à trouver ses marques au dernier acte. Néanmoins, il semble évident que le rôle ne met pas en valeur les qualités de cette cantatrice qui avait incarné, voici deux saisons, une Francesca da Rimini tout à fait remarquable. Les personnages secondaires, si essentiels à la réussite de cet ouvrage, sont tous dignes d’éloges. Bruno Lazzaretti et Marco Luperi forment une paire de comparses à la fois roublards et facétieux dont les interventions font mouche à chacune de leurs apparitions, Raúl Gimenez est un docteur Cajus de luxe à la voix sonore et Gaëlle Arquez tire son épingle du jeu dans les brèves répliques de Meg.
Daniel Oren est-il vraiment l’homme de la situation ? Certes, sa direction ne manque ni de précision ni de nuances mais le chef donne l’impression de vouloir tirer l’œuvre vers le mélodrame : que d’effets appuyés là où l’on attend de la dentelle, que de sérieux là où l’on voudrait que la musique pétille et crépite de mille feux ! Cette conception cependant ne nuit pas vraiment au spectacle dont la réussite repose essentiellement sur le plateau vocal.