Venise au XVIIIe siècle : où l’on pouvait attendre un récital Vivaldi de plus, le Musée d’Orsay offre un programme plus varié qu’on l’aurait cru, et surtout plus original. Si le Prêtre roux est bien présent, le temps de deux concerti et d’une aria, il se fait ici entendre dans un registre moins virtuose et plus sombre qu’à l’accoutumée. Un avatar, le concerto en ré majeur RV 234, où grondent déjà les tempêtes de « l’été » des Quatre saisons, riche d’un adagio d’une admirable économie de moyens. Et avec Vivaldi, ce sont Veracini et Albinoni qui entourent, dans une atmosphère sérieuse, les sérieuses interventions, mater dolorosa, de Bernarda Fink.
« Hor ch’è tempo di dormire », pièce la plus ancienne du concert, accompagnée uniquement par deux notes de théorbe en ostinato, requiert d’entrée toute l’éloquence de l’argentine, qui ne craint pas les silences qui se prolongent ni les lenteurs qui s’installent – mieux : elle en fait, ces silences et ces lenteurs, un élément de son interprétation, aussi essentiel que la beauté sombre de sa voix, que la noblesse altière de son phrasé, que l’expressivité de son verbe. « Sovvente il sole », extrait de l’Andromeda liberata, est la seule incartade vivaldienne que Bernarda Fink s’autorise, mais elle le fait sans aucune afféterie, préférant aux roucoulades la simple beauté une mélancolie douce et sans fard, aux œillades virtuoses un regard embué, aussi fixe que chargé d’émotions.
A ces deux morceaux de bravoure succède un défi plus grand encore : celui que représente Il pianto di Maria, cantate longtemps prêtée à Haendel, et aujourd’hui attribuée à un vénitien entré au service des ducs de Bavière, Giovanni Battista Ferrandini. Cette œuvre de près d’une demi-heure n’économise pas les forces de la chanteuse qui enchaîne une cavatine, deux arie da capo élégiaques et des récitatifs accompagnés volontiers plus furieux, tous ces mouvements nous faisant progressivement gravir les lourdes marches de l’escalier qui mène de la crucifixion de Jésus au jour du Jugement dernier. Ce paysage lyrique contrasté, Bernarda Fink le peint avec imagination et inventivité, sans se départir d’une rigueur qui n’a ici rien d’un carcan, mais qui sert bien au contraire le propos artistique de la chanteuse. Maria aux accents pleins de noblesse jusqu’aux tréfonds de la douleur, statue marmoréenne ou simple femme en proie à l’affliction, véritable figure de Titien, faible et forte, vénérable et pitoyable, ce qu’elle nous fait entendre là est bouleversant.
Si la chanteuse Bernarda Fink était un orchestre, elle serait sans doute l’Academy of Ancient Music : la même science animée de la même sensibilité artistique, à la fois sobre et juste, habite ce soir cantatrice et musiciens. A la tête de ces derniers Rodolfo Richter est un animateur passionné et, chez Vivaldi, un violoniste d’exception. Mais ce sont les hautbois de Frank de Bruine et de Lars Henriksson que l’on retient avant tout dans le concerto en do d’Albinoni : pendants instrumentaux de la voix ambrée de Bernarda Fink, ils fascinent, aussi tristes que facétieux, aussi brillants que profonds, exactement comme Venise.