L’une des modes les plus récentes à l’opéra est de confier la mise en scène – et donc la conception globale du spectacle – à un homme issu d’un autre milieu que celui du théâtre lyrique. L’idée sous-jacente est qu’une expérience acquise dans une autre discipline permet d’apporter un regard neuf sur les œuvres, rendu nécessaire par l’exiguïté du répertoire et son manque de renouvellement. Cinéaste important, largement récompensé d’honneurs et de gloire, Michael Haneke se voit donc confier la mise en scène d’un Così dont on attend beaucoup. Sa familiarité avec la musique, son attention aux acteurs, sa capacité à explorer l’évolution de leurs sentiments est une autre constante de son œuvre. L’homme a donc toutes les cartes en main pour réussir son défi : donner à une farce burlesque du XVIIIe la profondeur d’un drame contemporain. Esthète subtil, Haneke a situé ses personnages dans un décor unique, sans époque, vaste pièce dont les baies donnent sur une terrasse somptueuse et la mer, de jour au premier acte, de nuit pour le second. Peu d’accessoires, un bar éclairé de néons au premier plan, des meubles qui vont et viennent quand on en a besoin et n’encombrent jamais l’espace. Toute la force de ce décor unique est dans ses vastes proportions et dans la lumière qui en sculpte les ombres, magnifique travail de Urs Schönebaum, apportant chaleur et nostalgique poésie quand la farce tourne au drame. Cette grande scène vide sera le théâtre d’un jeu cruel où les illusions fanfaronnes de la jeunesse se noieront dans le cynisme aigri de l’âge mur.
Que faire dans Cosi qui n’ait déjà été montré ? Pas grand chose… La pièce se suffit à elle-même, Da Ponte, en fin connaisseur des âmes, y a tout dit. C’est donc dans le rythme, dans le nerf de l’action – c’est à dire dans les récitatifs – que le metteur en scène va tenter d’apporter l’élément neuf que l’on attend de lui. Il va casser la structure rythmique écrite par Mozart, l’entrelarder de longs silences, d’hésitations, de regards interrogateurs, d’arrêts sur image, tenter de rapprocher la prosodie du langage parlé pour donner plus de naturel à ces quatre amoureux, à leurs jeux dangereux et à leurs sentiments confus. Ce pari audacieux est plutôt réussi, l’attention ainsi portée au texte rapproche utilement le spectateur du livret, qui ne manque ni de profondeur ni de subtilités. Outre cette originalité, Haneke fait preuve d’un très grand soin porté aux sentiments, et montre que derrière l’apparente légèreté du désir se cache l’amour, le drame le plus bouleversant de la vie, qui fait cruellement basculer la jeunesse dans l’âge adulte. Toute l’œuvre s’en trouve assombrie sans qu’on puisse dire que quoique ce soit ait été dénaturé, cette vision bien pessimiste est parfaitement défendable.
La distribution vocale est particulièrement réussie, et les deux couples très homogènes, aux timbres particulièrement riches, donnent entière satisfaction. La palme revient sans doute à la Fiordiligi d’Anett Fritsch, voix chaude et chargée d’émotion, bouleversante au deuxième acte quand elle chante « Per pieta ben mio, perdona » qui marque le passage au drame. Dorabella (Paola Gardina), légèrement en retrait, maîtrise parfaitement le rôle et se montre remarquable musicienne dans les duos. Les deux garçons sont très bien caractérisés également : voix héroïque rappelant un peu Peter Schreier pour Juan Francisco Gatell, Ferrando plus vigoureux qu’à l’habitude, et timbre exceptionnellement riche, somptueusement cuivré pour le Guglielmo de Andreas Wolf. Les deux autres protagonistes sont moins généreusement servis. William Shimell (Don Alfonso) parait un peu effacé, engoncé dans son cynisme altier – c’est peut-être volontaire – et la Despina de Kerstin Avemo est sans doute le personnage qui souffre le plus des parti-pris de la mise en scène : les passages burlesques (le médecin ou le notaire) s’accommodent mal du rythme retravaillé des récitatifs, et comme la mise en scène ne montre aucune distance sociale entre la soubrette et ses patronnes, on s’interroge sur sa véritable position, que son costume de pierrot n’aide pas à définir. Vocalement, elle a le caractère du rôle, pointu et saillant, presque trop…
Les Chœurs de La Monnaie, peu nombreux, font forte impression.
Vient maintenant la délicate question de la direction musicale. Privilégiant le volume sur la couleur et l’efficacité dramatique sur la pureté du style, Ludovic Morlot a de Mozart une vision plus romantique que classique, peu en adéquation avec les subtilités de la mise en scène. S’il assume la lenteur sans perdre la ligne musicale, ce qui en soi est presque une prouesse, il faut cependant constater qu’on ne retrouve pas à l’orchestre l’attention aux détails qui illumine la direction d’acteur. Quelques décalages en témoignent, le chef n’a pas la totale maîtrise du plateau, qui fonctionne de façon autonome avec sa dynamique propre. C’est la principale ombre au tableau d’un spectacle qui, pour le reste, est d’une somptueuse beauté formelle et un enchantement pour les amateurs de voix jeunes et belles.