Régulièrement, on ressort Pénélope de la vitrine des curiosités. On la dépoussière amoureusement ; et puis on la remet en place, jusqu’à la prochaine fois. Le Théâtre des Champs-Elysées avait déjà rempli cette mission de conservateur minutieux en 2001. La célébration du centenaire a valu à cet opéra de 1913 de revoir la lumière de la scène. Eût-il été de 1912 ou 1914, un tel hommage lui aurait-il été rendu ? – la plume du critique tremble au moment de répondre à cette question. En tout cas, ce fut une bien belle soirée. Fayçal Karoui s’est emparé de l’œuvre avec une ferveur réjouissante. Il tient les Lamoureux à bout de bras, ne les laissant pas faiblir dans l’exposition d’un détail orchestral vraiment admirable ; c’est pour ainsi dire le meilleur de l’œuvre. L’orchestre sait tout ; il exprime tout. La texture thématique est délicate et prenante, comme dans ce prélude où le thème de Pénélope soudain se tend, se vrille, trouve dans les stridences des cordes une exaspération radicale jusqu’à ce que le thème d’Ulysse – aux cuivres – le recueille et le libère. Impressionniste et subtil dans le premier acte, le discours orchestral se fait beaucoup plus démonstratif, voire pompeux, voire pompier, dans les deuxième et troisième actes, chaque menu progrès de l’action étant salué d’un coup de cymbales ou de cuivres sonores. L’écriture vocale obéit à cette même alternance de Sprechgesang raffiné et d’éclats. Tenir tout cela ensemble n’est pas simple. La performance d’Anna Caterina Antonacci et de Roberto Alagna force l’admiration. Le triomphe qui leur est réservé est mérité. Chez la chanteuse italienne, tout est dans un legato inouï, une capacité à faire saisir la pulsation intime de la langue française : ligne, épure, galbe – c’est parfait, et la référence à Crespin n’est pas utile ici : Antonacci est telle qu’en elle-même. Roberto Alagna en voix superbe a le bronze et la tendresse d’Ulysse. Il est suprême. Les rôles secondaires font bonne figure dans des parties peu flatteuses. Vincent Le Texier est un Eumée très sonore, dans un rôle peu passionnant. Edwin Crossley-Mercer est un Eurymaque tranchant, et l’on regrette qu’il ait si peu à chanter. Les autres rôles se réduisent à quelques phrases, à l’exception de Julien Behr, Antinoüs bien chantant (mais qu’il est difficile d’être ténor sur la même scène qu’Alagna) et de Marina de Liso, Euryclée sympathique, un rien duègne (que n’a-t-on confié le rôle à la Pondjiclis, autrement sonore et bien-disante ?). Le chœur est engagé à défaut d’être puissant ; son placement en fin fond de scène n’aide pas. Il était difficile de mieux servir cette œuvre, cette rareté, cette curiosité, ce bibelot d’époque. Qu’on ne compte pas sur nous pour en souligner les tunnels d’ennui, les chantournements ineptes, les fausses tensions, le livret campistronesque, l’homérisme de pacotille. A d’autres tant d’insolence ! Mais bon, maintenant, il va falloir reprendre cette partition, y passer avec un sourire tendre un dernier coup de plumet, puis la remiser délicatement dans la vitrine, tourner la clef dans la serrure, ranger la clef dans le placard au fond du grenier. Voilà, voilà …Qui a dit : « et jeter la clef du placard dans le puits » ?
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