Il est des concerts qui, sans être nécessairement « parfaits », suscitent un tel enthousiasme qu’on s’en voudrait de ne pas leur accorder la récompense maximale. Tout n’était sans doute pas impeccable dans ces Indes galantes reprises pour le festival Musiques à la Chabotterie par la Simphonie du Marais, qui les avait déjà données en concert au Konzerthaus de Vienne en janvier dernier. Les instruments anciens n’aiment pas la chaleur, or il faisait chaud et lourd en Vendée en cette fin juillet (des orages allaient éclater aussitôt après la fin du concert) ; l’œuvre est longue et la soirée devait se terminer à minuit et demie. La salle Dolia, flambant neuve, n’a peut-être pas tout à fait les mêmes vertus que le Konzerthaus, et les premières mesures de l’ouverture révélèrent une acoustique assez peu favorable aux cordes. Ces craintes semblaient confirmées par la première intervention du Chœur du Marais, resté assis en fond de scène et donc assez peu audible ; heureusement, c’est debout qu’il chante pendant tout le reste de la soirée, et son engagement compense des effectifs assez peu fournis, surtout pour le pupitre de sopranos (quatre chanteuses face à neuf choristes masculins). Malgré ces petits bémols, on souhaite que Rameau soit aussi bien fêté pendant toute l’année prochaine, lorsqu’on commémorera le deux-cent-cinquantième anniversaire de sa mort. Pour l’occasion, Hugo Reyne a spécialement fait établir une partition, d’après les différentes versions conservées, en l’absence de manuscrit autographe ou d’édition officielle : conducteur de l’Académie royale de musique avec annotations et ajouts divers, parties séparées, réduction publiée du vivant du compositeur… Le respect scrupuleux des intentions de Rameau ne suffit pourtant pas à expliquer la réussite, qui tient beaucoup à l’énergie que déploie le chef et aux finesses de détail qu’il tire de ses musiciens : le caractère de chaque air est très nettement dessiné, avec des oppositions franches entre le martial et le pastoral, le pompeux et le galant, et l’on se dit que Les Indes galantes renferment réellement quantité des plus belles pages du Dijonnais, pour les voix comme pour l’orchestre.
Surtout, et malgré des remplacements de dernière minute, la distribution vocale s’avère éblouissante. Qui pourrait croire que Chantal Santon Jeffery n’est arrivée qu’une semaine auparavant, se substituant à Valérie Gabail, présente lors du concert viennois de janvier ? Cette soprano au répertoire éclectique (bien connue des amateurs de musique baroque ou contemporaine, elle abordera la saison prochaine le rôle de Senta) interprète quatre personnages avec un aplomb renversant. Dans le grand air qui précède la chaconne finale, son aisance dans les notes les plus hautes ne le cède en rien à ce qu’ont pu faire en Zima les reines du suraigu ; même maîtrise confondante dans la virtuosité de « Papillon inconstant » (par une de ces coïncidences qu’on n’oserait inventer, un véritable papillon se met d’ailleurs à voltiger au-dessus de la scène pendant cet air). Infiniment touchante dans l’air « Hymen » de Phani, elle est aussi un Amour au caractère bien trempé, avec un timbre toujours charnu qui nous change agréablement des soubrettes parfois distribuées en Cupidon. Et grâce au petit nombre de chanteurs réuni (Jean-François Paillard avait réussi à enregistrer Les Indes galantes avec seulement cinq chanteurs en 1974), le duo Amour-Hébé qui conclut le prologue n’est plus un concours de pépiements mais bien le mariage de deux voix solides, puisque Stéphanie Révidat échappe elle aussi au formatage habituel en déesse de la jeunesse. On est d’abord surpris d’entendre une voix aussi large dans « Vous, qui d’Hébé suivez les lois », mais l’on y prend goût très vite, et son évidence s’impose sans conteste avec le rôle d’Emilie, du « Turc généreux » : on apprécie particulièrement sa facilité dans le grave et le dramatisme de son incarnation, indispensable pour la grande scène de la tempête, osant la véhémence dans son affrontement avec Osman. Elle sera encore une bien belle Zaïre dans l’acte des Fleurs, un des piliers de l’ineffable quatuor, qui laisse ici bouche bée. Dans ce moment suspendu, qui vaut bien le « Soave sia il vento » de Così un demi-siècle plus tard, François-Nicolas Geslot achève de nous convaincre de ce qui devrait sauter aux oreilles de tout le monde : il est aujourd’hui l’interprète idéal du répertoire de haute-contre à la française, et c’est lui que l’on devrait nous faire entendre dans tous ces rôles où l’on s’obstine à programmer des ténors anglo-saxons souvent sans âme. Ecoutez-le dans « Volez, zéphyrs », dans son duo avec Emilie, puis dans l’air de Tacmas « L’éclat des roses les plus belles » : François-Nicolas Geslot déclame son texte avec une telle science des nuances, un tel naturel dans la diction et l’expression (sans oublier des dons comiques manifestés à travers le travestissement de Tacmas en marchande) et une telle élégance dans l’aigu que la comparaison est presque cruelle pour Reinoud van Mechelen. Ce jeune ténor flamand possède un fort beau timbre, son chant est expressif, mais ses menus défauts d’articulation (surtout dans les redoutables e muets de notre langue) sont mis en relief par la proximité avec son confrère francophone. Marc Labonnette n’a rien à craindre sur ce plan et, hormis en Bellone, où on le sent moins à l’aise, peut-être parce qu’il est un peu plus baryton que basse, il joue véritablement les nombreux rôles qui lui sont confiés (il est le seul chanteur à être présent dans le prologue et dans chacune des quatre entrées). C’est surtout en Huascar qu’il a l’occasion de briller, mais compte tenu de son arrivée tardive – lui aussi a été appelé in extremis, pour remplacer Aimery Lefèvre –, il aurait pu être charitable de le soulager d’un ou deux personnages sur les cinq, d’autant que le Suisse Sydney Fierro campe un réjouissant Don Alvar. Ce jeune chanteur suisse s’annonce comme le digne élève de Robert Massard, et s’attache à conférer le maximum de relief à son petit rôle comique. Magnifique soirée, donc, à cent lieues des distributions internationales auxquelles nous a habitués l’Opéra de Paris ces derniers temps, et plus loin encore des Indes galantes du palais Garnier des années 1950, où le faste du spectacle permettait au public parisien d’oublier une musique dont le plus grand mérite semblait être alors qu’elle « ne gênait pas »…