A en croire ses déclarations radiodiffusées (voir notre brève), Olivier Py avait fait vœu de pauvreté pour sa mise en scène d’Alceste : il se contenterait de rien, ou presque, d’un modeste décor tracé à la craie. Et l’on pouvait s’attendre à une production spartiate, auprès de laquelle les spectacles de Bob Wilson auraient pu passer pour du Zeffirelli. Mais qu’a-t-on vu, finalement ? Une superbe création qui, tout en s’inscrivant directement dans la lignée des opéras montés précédemment par le tandem formé par Olivier Py et son scénographe attitré, Pierre-André Weitz, parvient en même temps à se renouveler sans jamais tomber dans le ressassement de recettes éprouvées. Certes, le décor est noir, et éclairé de néons, comme il l’est presque toujours avec nos deux larrons, mais cette idée du dessin à la craie, loin d’être synonyme de pauvreté, permet en fait une richesse visuelle stupéfiante, ressuscitant à sa manière le principe des toiles peintes et des changements à vue. Une équipe de cinq « dessinateurs » – on ne sait comment les appeler – constamment à l’œuvre pendant toute la durée du spectacle, trace puis efface sur de grandes parois noires tous les lieux successifs de l’action (temple, cimetière, ville portuaire digne de Le Lorrain…), et même des symboles appropriés à son déroulement : un cœur, une tête de mort, etc. Tout commence dans une sorte de palais (Garnier) à volonté, la façade de l’opéra de Paris étant censée représenter la demeure d’Admète et d’Alceste, et quand l’épouse fidèle choisit de descendre aux enfers, c’est dans la fosse d’orchestre qu’elle doit logiquement descendre. Mais comme on ne verrait guère les chanteurs s’ils étaient dans la fosse, tout l’orchestre s’installe sur la scène pour le dernier acte, l’espace de jeu se réduisant à une étroite bande située à l’avant-scène. Olivier Py n’a pas son pareil pour désempeser le drame mis en musique par Gluck, qui redevient une tragédie palpitante, où la mort se manifeste aussi bien sous ses aspects les plus réalistes et modernes – le lit où agonisent les protagonistes, accompagnés par un médecin en blouse blanche – que sous des dehors plus métaphoriques et intemporels, Thanatos étant incarné par un danseur gainé de noir de haut en bas, qui rôde constamment autour des époux.
Quant à l’oreille, l’Opéra de Paris a tout fait également pour la combler. C’est dans Gluck que Marc Minkowski nous offre depuis vingt ans ses plus belles réussites, depuis Armide jusqu’aux deux Iphigénie récemment données à Amsterdam. Sa direction fait merveille dans ce répertoire, il tire le meilleur des Musiciens du Louvre Grenoble, et il sait notamment insuffler au chœur une irrésistible énergie, fondée sur une articulation irréprochable. Roberto Alagna aurait dû être Admète, mais comment regretter un instant son désistement lorsqu’on voit et entend ce que fait Yann Beuron dans ce rôle, lui qui a si souvent interprété Pylade dans Iphigénie en Tauride ? Tout est là, le style, le raffinement joint à l’expressivité, et sa prestation remporte un triomphe mérité. L’héroïne de la soirée est évidemment Sophie Koch, qui parvient à prouver que le rôle d’Alceste sied bien aux mezzos, même si l’on y entend encore des sopranos (Véronique Gens à Aix-en-Provence). Si ses premières interventions paraissent prudemment négociées, l’interprète se fait de plus en plus émouvante, peu à peu consumée par un personnage dont la vie se retire d’acte en acte, et qui revient plus morte que vive lors d’un happy end bien artificiel, dont Olivier Py souligne le caractère illusoire en transformant Hercule en une sorte de prestidigitateur faisant apparaître mouchoirs et colombes. Franck Ferrari y semble plus à l’aise que dans d’autres incarnations récentes, mais le rôle est court et l’abaissement du diapason épargne sa tierce aiguë. Jean-François Lapointe, lui, n’est pas toujours audible dans l’extrême grave, mais il confère un relief inaccoutumé au Grand-Prêtre, ici devenu un curé en soutane. Le grand luxe arrive avec ces faux petits rôles que sont les coryphées, constamment présents pour commenter l’action. Marie-Adeline Henry, qu’on a déjà pu entendre dans des personnages de premier plan, prête au coryphée soprano un timbre riche et personnel. La présence du contre-ténor Bertrand Dazin étonne un peu car elle semble se rattacher à une tout autre esthétique musicale, mais il n’a pratiquement aucune phrase en solo. Stanislas de Barbeyrac confirme tout le bien qu’on a déjà pu dire de lui, et il est heureux qu’il ait récupéré le rôle d’Evandre. Quant à Florian Sempey, souverain en héraut et en Apollon, il est évident qu’il ne saurait plus longtemps rester confiné à de simples silhouettes. Curieusement clair de voix en Oracle, François Lis impressionne bien davantage en divinité infernale.
Succès total pour ce premier nouveau spectacle de la saison 2013-2014. Stéphane Lissner, qui accueillait ce soir-là la foule dans « son » théâtre, n’a plus qu’à nous préparer aussi bien pour son ouverture de saison, dans un peu moins de deux ans…
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