Quand Emilia Marty s’avance vers l’avant-scène, sa perruque blond platine et sa robe ivoire qui se soulève nonchalamment au souffle d’un courant d’air chaud veulent évoquer 7 ans de réflexion. Las… « On dirait la Catasfiore » dit une voisine à son voisin, avec une impitoyable candeur. Au service de Krzysztof Warlikowski, et de son spectacle brillant et intraitable, il faut, pour le moins, le corps de Marilyn Monroe ou de Rita Hayworth. Aux ordres de Leos Janacek, et de sa partition subtile et écrasante, la voix d’une soprano dramatique. On n’a jamais vu de mises en scène si peu malléables que celle-ci, car on n’avait jamais vu, avant, de mises en scène se hissant exactement à la hauteur de la pièce qu’elle représente : l’héroïne de l’Affaire Makropoulos, chef d’œuvre crépusculaire où l’ironie et le tragique célèbrent l’image de celle qui hanta, pour des années, les jours et les nuits de Janacek, n’est rien moins que l’éternel féminin. L’exigence du metteur en scène n’est qu’allégeance à la folie du compositeur : montrer, en moins de deux heures, qui est cette femme que l’on aime et que l’on hait, que l’on désire et que l’on craint, qu’on voudrait fuir et qu’on n’a de cesse de rechercher, celle qui a fasciné tant d’auteurs, de peintres, de compositeurs et de cinéastes et qui est, au bout du compte, l’objet ultime de l’Art. Chanteuse, vedette de cinéma, prostituée, gisante, comment savoir ce qu’est vraiment celle qui, en vivant 300 ans, a été toutes les femmes ?
En 2007 puis en 2009, Angela Denoke avait su s’y plier, et être tout cela. Ricarda Merbeth donne d’abord l’impression qu’elle n’arrivera pas à lui succéder. N’était-ce qu’un peu de trac, en ce soir de première ? Au fil de la soirée, la voix s’affirme, perd de sa raideur et de sa rectitude jusqu’à trouver, dans la scène finale, des couleurs, des vibrations dont nous ne la pensions pas capables. Et l’actrice suit la même trajectoire, qui s’abandonne, fébrilement d’abord, totalement ensuite, à son personnage.
Car malgré sa dimension allégorique, Emilia Marty est ici un personnage. Il n’y a aucune place sur scène pour des ombres ou pour des silhouettes. L’art de Warlikowski est, ici, à sa quintessence : donner aux protagonistes de Capek et Janacek une épaisseur, une authenticité plus vraies que nature, tandis que les décors se succèdent, grandioses, inventifs, rendant un bel hommage au septième art, par le simple plaisir visuel que provoquent leurs vastes proportions et leur ingénieuse chorégraphie. Alors le Prus de Vincent Le Téxier est bien rugueux de timbre, l’Albert Gregor d’Atilla Kiss-B à court d’aigu (là où il craque, le son ne repousse pas), le Hauk de Ryland Davies assez peu sonore, mais rien ne semble devoir grever l’incroyable justesse de leurs compositions. Et il en va de même pour Andreas Conrad, Jochen Schmeckenbecher, Ladislav Elgr et la délicieuse Andrea Hill, qui donne à Krista un relief considérable : quelle équipe !
Certains se souviennent peut-être qu’il y a quelques mois, une autre équipe – le collectif féministe La Barbe – avait fait irruption à la conférence de présentation de la saison de l’Opéra de Paris pour fustiger la sur-représentativité des mâles parmi les compositeurs, metteurs en scène et chefs d’orchestre figurant au programme. Même si elle avait été un homme, c’eût été regrettable de laisser Susanna Mälkki éloignée plus longtemps d’une fosse où elle n’avait pas reparu depuis les représentations du ballet Siddharta, en 2010. La clarté de son geste, qui vaut mieux que tous les discours pour comprendre la musique de Janacek, l’attention portée aux équilibres sonores, l’énergie qu’elle insuffle à des musiciens pas exempts d’imperfections ce soir, sont justement acclamées : la femme chef d’orchestre, nouvelle incarnation de la femme éternelle ?