Premier opéra composé par Giuseppe Verdi pour une salle étrangère, I Masnadieri connut un succès triomphal à l’occasion de sa création londonienne. Néanmoins, les reprises suivantes sur le continent ne déclenchèrent pas l’enthousiasme et, jusqu’à aujourd’hui l’ouvrage reste un des plus rarement donnés parmi ceux du compositeur. Inspiré d’une pièce de Schiller, le livret de Maffei peine à restituer les ambitions romantiques du dramaturge allemand et n’offre guère qu’un canevas mélodramatique, parfois à la limite de l’absurde. Il s’agit d’un des sujets les plus noirs traités par Verdi, dans lequel les personnages ont un panel d’émotions assez peu varié, la cabalette d’Amalia, « Carlo vive », étant la seule lumière de l’opéra. Ajoutons enfin qu’I Masnadieri est le premier des rares livrets de Maffei, et que l’absence de métier se fait sentir : ainsi l’opéra s’ouvre-t-il par un air et cabalette pour ténor, suivi d’un air et cabalette pour baryton et de l’air de la soprano ! Tout ceci pour dire qu’une représentation de cet opéra de jeunesse n’est pas un succès garanti d’avance et la réussite du Teatro Regio n’en est que plus remarquable.
Premier artisan de cette résurrection, le jeune chef Francesco Ivan Ciampa, natif de Campanie, qui, à peine trentenaire a déjà été l’heureux artisan en ces mêmes lieux des succès d’un Rigoletto pour le Festival Verdi de 2012, puis d’un Ballo in maschera et d’un Nabucco pour la saison 2013. Ciampa offre en effet ici une lecture décomplexée et pleine de fougue de la partition verdienne. Il ne cherche pas à « redonner une dignité » artificielle et compassée à une ouvrage loin des ambitions du Verdi plus tardif : sa direction est énergique, tout en restant attentive aux chanteurs et en évitant une vulgarité clinquante, débordante de vie, d’une tension constante. Le son de la Filarmonica Arturo Toscanini n’est pas des plus remarquables, mais la formation a le mérite d’être en totale symbiose avec le chef d’orchestre. Comme pour le récent Simon Boccanegra, le chœur se révèle superlatif, témoignant d’un réel plaisir de jouer et de chanter.
La distribution vocale ne réunit pas de grands noms du circuit international, mais elle n’en est pas moins remarquable par son investissement et son professionnalisme. Dans le rôle de Carlo, Roberto Aronica, entendu à l’Opéra Bastille à l’occasion de trois productions au milieu des années 90, semble aujourd’hui chanter essentiellement en Italie. Ancien élève de Carlo Bergonzi, le ténor dispose d’une voix sonore, bien projetée, homogène sur l’ensemble de la tessiture. Si le timbre n’est pas des plus caractéristiques, la technique est remarquable, avec notamment une belle maîtrise du messa di voce. La voix est plutôt large, à l’aise sur cette tessiture assez centrale, mais n’en est pas moins capable d’un suraigu étonnant (Aronica va jusqu’à interpoler un ut dièse dans son grand final de l’acte III).
Son frère sans scrupule est incarné par le baryton polonais Artur Rucinski dont la voix et la technique rappellent un peu celles de Giorgio Zancanaro. Le timbre est d’une noirceur qui convient parfaitement au personnage, ce qui n’empêche pas un registre aigu remarquable. L’incarnation théâtrale est excellente, culminant dans l’étonnante « scène de folie » où, bourrelé par le remords, Francesco demande le pardon tout en dictant orgueilleusement à Dieu ses conditions.
Le rôle d’Amalia fut créé par Jenny Lind, « le rossignol suédois », et écrit par Verdi spécifiquement pour les moyens et la virtuosité technique de celle-ci. Jenny Lind semble avoir associé une voix assez large (elle chantait Alice de Robert le Diable, rôle avec lequel elle fit des adieux au théâtre alors qu’elle était encore en pleine gloire) et une technique belcantiste de premier ordre (elle était tout aussi célère pour ses interprétations de La Fille du régiment et de La Somnambule). Autant dire que la partie soprano est d’une extrême difficulté. Pour autant, la jeune Aurelia Florian fait mieux que tirer son épingle du jeu, exécutant à la perfection les coloratures et offrant une belle maîtrise du messa di voce. Les nombreux aigus des parties lentes sont donnés piano alors que les cabalettes sont chantées avec l’énergie et la vaillance nécessaire. A peine regrettera-t-on un léger manque de puissance qui pourrait se révéler frustrant dans une salle de plus grande dimension.
Authentique basse, Mika Kares, que nous avons entendu récemment en France en Daland sous la direction de Marc Minkowski, complète avec brio le quatuor, nous faisant regretter que Verdi n’ait pas davantage développé le rôle pourtant chanté à l’origine par le célèbre Luigi Lablache, créateur des Puritani. Des autres solistes, on retiendra plus particulièrement le jeune Antonio Corano, en Armiliano, l’âme damné de Francesco, ténor à la voix fraiche et bien projetée. Nous ne pouvons que lui souhaiter de tenir un jour les premiers rôles, mais pour l’heure nous sommes déjà très heureux de trouver un comprimario à la hauteur d’un Piero di Palma. Giovanni Battista Parodi est apparu en revanche un rien fatigué dans le rôle de Moser, le prêtre qui refuse à Francesco le pardon divin.
Comment mettre en scène un cauchemar ? C’est le défi qu’à su relever l’équipe de production. L’approche de Leo Muscato est dépourvue de temps morts, les personnages sont bien campés mais sans caricature, et les chœurs sont totalement intégrés à la démarche théâtrale. A peu de choses près, l’action est transposée au XIXe siècle, ce qui permet à Muscato d’insister sur la violence qui règne entre les protagonistes en laissant de côté toute réserve aristocratique. Le décor, stylisé, participe de cette ambiance cauchemardesque, de même que les éclairages (avec par exemple, l’utilisation de la couleur verte, habituellement peu prisée au théâtre et qui souligne les scènes les plus glauques) ou les costumes (en particulier ceux des masnadieri qui font un peu penser aux « méchants » de films de science-fiction du type Los Angeles 2013 !).