Alors que de nombreux musicologues placent La Fiancée du Tsar de Rimsky-Korsakov dans le droit–fil de l’écriture de Donizetti — en raison notamment de la scène de folie jouée par l’héroïne à la fin de la pièce qui rappelle celle de Lucia di Lamermoor — c’est plutôt à la veine verdienne qu’il convient de rattacher cet opus.
Cette parenté se situe tout d’abord au niveau de l’intrigue, puisque les passions amoureuses des protagonistes prennent le pas sur les affaires d’état. L’amalgame se fait d’autant plus facilement dans cette mise en scène placée à l’ère post-informatique par Dmitri Tcherniakov, que le libre-arbitre des personnages est manipulé par une puissance supérieure (services secrets ?) au moyen de simulations sur ordinateurs relayées à grand renfort d’écrans high-tech.
L’esprit de Verdi plane ensuite sur la typologie des personnages : rivalités amoureuses et jalousies s’articulent autour d’un noyau dur de quatre personnages centraux (soprano, mezzo-soprano, ténor et baryton) animés de sentiments contradictoires – innocente pureté pour les voix aigües et sombres calculs pour les voix graves. La présence de nombreux ensembles, dont le magnifique trio entre Griaznoï, Bomélius et Lioubacha à l’acte I, renforce également cette parenté.
Enfin, sous la baguette de Daniel Barenboim, l’orchestre de la Staatskapelle cisèle avec une précision extrême les mélodies de la partition qui, dans leur simplicité désarmante, n’offrent rien de ce que l’on pourrait attendre d’un compositeur russe de la fin du XIXe siècle : aucune envolée symphonique, une place restreinte faite aux chœurs… L’écriture orchestrale de Rimsky-Korsakov est un support de narration sans fioritures ni effets.
Toutefois la qualité indéniable des chanteurs hisse cette production sur le podium des réussites de la rentrée lyrique, avec, au premier rang d’entre eux, la mezzo-soprano géorgienne Anita Rachvelishvili dans le rôle de Lioubacha qui constitue une révélation majeure sur la scène berlinoise. Non seulement elle hante véritablement ce personnage de femme délaissée — par un jeu torturé mais toujours juste — mais aussi elle nous projette vers des sommets d’émotion dramatique rarement atteints par sa frappe vocale impressionnante. Tant la qualité de l’organe que la maîtrise de la technique en font une artiste remarquable.
A ses côtés, la Marfa d’Olga Peretyatko fait pâle figure ; peu aidée par l’écriture musicale de ses airs, elle ne parvient à nous convaincre de son destin contrarié ni dans ses confidences avec son amie Douniacha (campée par l’excellente Anna Lapkovskaja), ni dans son duo avec son fiancé Lykov (interprété par Pavel Cernoch qui n’incarne pas vraiment son personnage, trop préoccupé à suivre la baguette du chef sur les écrans relais), ni même enfin dans sa scène finale où son délire n’est pas vraiment relayé par la musique ou par sa ligne de chant.
Anatoli Kotscherga est parfaitement crédible dans le rôle de Sobakine, le père de l’héroïne. La course des ans ne semble pas altérer son instrument qui se pare de belles couleurs sombres lorsque la partition le sollicite. Johannes Martin Kränzle (Griaznoï) dispose du talent nécessaire pour donner toute la noirceur voulue à ce personnage machiavélique par qui tout le malheur arrive. Tobias Schabel (Maliouta-Skouratov) et Stephan Rügamer (Bomélius), membres de la troupe du Staatsoper, incarnent très honorablement ces représentants de l’entourage du tsar dans lesquels on retrouve les caractères propres aux personnages de la littérature russe à mi chemin entre terreur et obéissance.
L’apparition d’Anna Tomawa-Sintow dans le rôle de Sabourova mérite d’être mentionnée car son expérience de la scène et son professionnalisme lui permettent de compenser, par un jeu habile, les faiblesses d’une émission devenue grinçante.