« Déclin du chant wagnérien, mythe ou réalité ? » interrogeait ce 2 novembre, dans le cadre du Wagner Geneva Festival, une conférence animée par Charles Sigel, Pierre Flinois, Christian Merlin et Alain Perroux. Les chanteurs de ce qu’on appelle l’âge d’or – grosso modo les années 1930 et 1950 – ont aujourd’hui laissé la place à des artistes aux voix moins impressionnantes. Il n’en fallait pas davantage pour prophétiser la déchéance d’une certaine école de chant. Prophétie un rien hâtive. Les grands noms à partir desquels fut édifiée la légende sont les arbres qui cachent la forêt. Immenses au point de donner l’impression qu’ils étaient légion quand, en fait, ils se comptaient sur les doigts de la main. Nos temps, plus heureux, peuvent se targuer d’interprètes wagnériens d’exception – Jonas Kaufmann, Waltraud Meier, Nina Stemme, René Pape pour n’en citer que quatre – mais disposent également de chanteurs autorisant des représentations de qualité sur toutes les scènes, y compris les plus modestes. Le Ring réalisé par l’Opéra de Dijon en a apporté dernièrement la preuve. Bref, nonobstant toute tentation passéiste, nous vivons une époque formidable, ont conclu de concert nos éminents spécialistes.
Une heure plus tard, au Théâtre du Loup, la reconstitution historique du 1er tableau du 3e acte des Maîtres-Chanteurs, tels qu’ils furent représentés à Paris en 1897, apportait un cinglant démenti à leur conclusion, tant le spectacle traînait la patte sur un strict plan vocal. Restituer ainsi la scène lyrique autour de 1900 a demandé deux années de travail forcené à Rémy Campos et Aurélien Poidevin, en partenariat avec différentes institutions dont l’Opéra national de Paris et le Palazetto Bru-Zane. Au vu du résultat, était-ce bien nécessaire ?
Par un de ces retournements de situation dont le spectacle vivant est coutumier, Der fliegende Höllander, proposé en fin de soirée aux Bâtiments des Forces Motrices, dans la version dite de Paris (1841), remettait la question initiale sur le tapis. Comment parler de déclin du chant wagnérien quand l’interprétation de chacun des artistes réunis ici affirme le contraire. A la recherche de clés pour comprendre les spécificités du genre, nos conférenciers dans l’après-midi, prenant pour exemple Wilhelmine Schröder-Devrient, la créatrice de Senta, avaient insisté sur la nécessité, d’avoir de la présence. Ingela Brimberg est justement une de ces artistes qui ajoute à un chant incandescent cet indispensable engagement scénique qu’appelaient de leurs vœux nos éminences wagnériennes. La voix, par son rayonnement et par la densité de la matière, évoque celle de la jeune Leonie Rysanek, la justesse d’intonation en plus. Sollicitée scéniquement dès le premier acte, cette soprano, déjà applaudie dans ce même rôle mais en version de concert sous la direction de Marc Minkowski, ne se satisfait pas d’habiter le plateau, elle bouge, elle vit et quand elle chante, elle sait, par un juste usage de la couleur, empêcher que la composition ne semble tout d’un bloc. Elle ne chante pas d’ailleurs, elle brûle.
Peut-on après une telle performance parler légitimement de déclin ? Non, d’autant que tous, jusqu’au Pilote de Maximilian Schmitt, portent haut l’oriflamme wagnérien. Remarqué par Jean-Marie Blanchard lors de la reprise de Tristan mis en scène par Olivier Py à Dijon en 2009, Alfred Walker est un Hollandais d’une noirceur saisissante, un de ces chanteurs devenus barytons par la force de l’aigu mais dont le timbre s’apparente davantage à celui d’une basse, obscur, pénétrant, imposant et pourtant suffisamment différencié de celui de Dimitry Ivashchenko dont le Donald (Daland) bien chantant s’inscrit dans ce que la tradition russe a de plus noble.
Une autre caractéristique des grands chanteurs wagnériens énoncée quelques heures plus tôt reste la capacité à ne pas circonscrire leur art à Wagner. Eric Cutler en fait la démonstration, lui dont le répertoire fut d’abord belcantiste et qui replace Georg (Erik) dans sa filiation italianisante. La ligne, notamment est tracée avec une élégance toute bellinienne. Mieux, le chant, homogène, est doté de cette autre condition requise par le Maître de Bayreuth : la clarté.
A la tête de l’Orchestre du Wagner Geneva Festival, une formation composée de jeunes instrumentistes encore étudiants, Kirill Karabits encercle le drame dans un étau dont, plus de deux heures durant, il ne relâchera pas l’étreinte. Les cuivres – les cors naturels surtout – sont soumis à rude épreuve mais, implacable, le chef d’orchestre maintient la tension, l’excellence des Chœurs du Grand Théâtre de Genève achevant de rendre mémorable l’interprétation musicale.
A en juger aux premières minutes du spectacle, notamment les projections vidéo dont l’usage sait pourtant ne pas être envahissant, on pourrait croire Alexander Schulin embarqué dans une énième transposition psychanalytique du Vaisseau Fantôme. Mais sa mise en scène ne se contente pas de faire de la légende du Hollandais le fruit de l’imagination de Senta. Elle parvient à gérer avec fluidité les mouvements, notamment ceux du chœur, et proposer des solutions scéniques aussi efficaces qu’esthétiques. La traine noire du manteau du Hollandais devenue eau envahissant le plateau, les deux protagonistes tournant autour de Donald comme des fauves en cage sont des images qui marquent. A la fin de l’opéra, Senta ne se jette pas dans la mer mais passe symboliquement de l’enfance à l’âge d’adulte en sortant du cadre de scène. L’intensité de la narration est telle qu’une spectatrice dans la salle, voyant Ingela Bimberg enjamber le parapet séparant le plateau de la fosse, pousse un cri de frayeur. Au-delà de l’anecdote, quel meilleur témoignage de la force singulière de cette production et de son exceptionnelle réussite.