C’est bien le dieu de la jeunesse qui semble avoir présidé à cette série de représentations de Lakmé à Saint-Etienne, tant ses principaux protagonistes brillent par leur caractère juvénile, peut-être même davantage que ne l’avaient prévu les librettistes de Delibes. Que Gérald et Lakmé soient jeunes, c’est heureux, pourtant ce n’est pas toujours le cas, et l’on a vu cette idylle coloniale se nouer sur scène entre quinquagénaires ; que Frédéric ait à peu près l’âge de Gérald, c’est normal, mais que Mallika soit tout aussi jeune, voilà qui est rarissime. Et même Nilakhanta aurait dû engendrer à dix ans pour être le père de cette Lakmé, seule Mistress Benson ayant ici l’âge de son rôle… On ne se plaindra surtout pas de cette situation, tant elle prête de crédibilité à l’œuvre et contribue, sans traitement de choc incongru, à la dépoussiérer en douceur. On remerciera aussi et d’abord Laurent Campellone d’avoir su nous faire savourer toute la subtilité et, souvent, l’originalité des alliances de timbres pratiquées par Delibes, dont l’exotisme n’est pas plus « pacotille » que celui de ses contemporains et sonne plus dépaysant que bien d’autres partitions prétendument orientalistes du XIXe siècle. Les tempos adoptés par le chef sont à plusieurs reprises très lents, sans l’être trop, et cela permet de goûter notamment la sensualité du célèbre duo des fleurs, de mieux entendre certains airs si connus qu’on n’écoutait pratiquement plus ce qu’ils ont à nous dire.
On sera un peu moins enthousiaste pour ce que cette production nous donne à voir. La mise en scène de Lilo Baur a fait le choix judicieux d’un dépouillement relatif. Quand le rideau se lève lentement sur le décor du premier acte, on découvre une sorte de long tumulus rouge vif barrant la scène et l’on croit voir une de ces montagnes de pigments que dresse le sculpteur indien Anish Kapoor ; au deuxième acte, c’est le plasticien Subodh Gupta qui semble avoir conçu cet empilement de casseroles qui prend la forme d’un portique de temple entourés de stupas ; la scénographie du dernier acte se borne à un grand arbre surplombant la couche de Gérald convalescent. Si les décors surprennent agréablement, les costumes sont d’un goût plus contestable et leur forme renvoie à un Inde musulmane plutôt qu’hindouiste. Avec sa shalwar kamiz safran, Lakmé a d’abord l’air d’une squaw, ou de l’Elue dans la production 1913 du Sacre du printemps, avant de se transformer en babouchka coiffée d’un châle, façon Docteur Jivago. Gérald et Frédéric semblent habillés en douaniers luxembourgeois (ce qui n’est pas pire que l’uniforme de facteur bulgare dont certains spectacles affublent ces personnages). Quand aux jeunes filles et à leur gouvernante, leur allure générale les situe entre 1900 et 1930, ce qui correspond au souhait d’une atmosphère « intemporelle » exprimé par la metteuse en scène.
Mieux qu’à Lausanne, où cette production fut créée en octobre dernier, Lilo Baur semble avoir trouvé des interprètes capables de jouer leur rôle : la Canadienne Marie-Eve Munger est une excellente Lakmé : sourire dans la voix, diction qui nous ramène à un passé glorieux, mais avec tout le confort moderne, c’est-à-dire sans rien d’acide dans le timbre ou de puéril dans les intonations. Il faut la voir s’étonner des mots qu’elle prononce lorsqu’elle reprend après Gérald « C’est le dieu de la jeunesse », et son air des Clochettes n’a rien d’un numéro de cirque puisque selon le livret, l’héroïne chante sous la contrainte et tremblant à l’idée qu’elle pourrait attirer son bien-aimé dans un guet-apens. Avec Cyrille Dubois et son allure d’éternel premier communiant, Gérald est un jeune homme rêveur mais ardent, un rien emprunté, qui se donne à fond dans ce rôle, multipliant à plaisir les points d’orgue sur les aigus, et avec déjà une belle palette de nuances. Marianne Crebassa, qu’il côtoya sur les bancs de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, est un luxe total : nous exigeons à présent que les musicologues exhument dans les brouillons de Delibes un air pour Mallika, tant la voix somptueuse de cette mezzo est un régal de chaque instant. André Heyboer n’est pas en reste en Nilakhanta, et son baryton possède désormais un poids suffisant pour camper un impressionnant brahmane. Boris Grappe, dont on se rappelle avoir vu les (presque) premiers pas en Baron Grog dans La Grande-Duchesse de Gérolstein montée par Laurent Pelly, est un très solide Frédéric, dont on gage qu’il ne restera pas longtemps cantonné aux personnages secondaires. Le Hadji de Frédéric Diquero est un peu nasal, mais les jeunes Anglaises sont irréprochables, et Hanna Schaer, doyenne de l’équipe, campe une Mistress Benson à bicyclette moins caricaturale qu’à l’accoutumée. Après Lausanne, où seuls la mezzo helvète et Boris Grappe étaient déjà présents, viendront bientôt les représentations de Paris avec une distribution intégralement renouvelée, où l’on retrouvera néanmoins la vaillante Suissesse, sa Mistress Benson étant la seule à participer aux différentes étapes de la tournée.