En invitant Christoph Waltz à mettre en scène Der Rosenkavalier, le Vlaamse Opera a tenté ce que l’on appelle un coup. Cet acteur de cinéma autrichien, connu jusqu’à présent pour ses rôles dans les films de Quentin Tarentino, fait ici sa première incursion dans le monde lyrique. « Aujourd’hui, nous lisons cette histoire tout autrement » prévient celui qui reste pour le grand public l’officier SS Hans Landa dans Inglourious Basterds. Voilà qui semble promettre une remise à l’heure d’une comédie que l’on dit souvent appartenir au « monde d’hier » en référence à l’écrivain Stefan Zweig. Promesse non tenue. On sent au contraire dans cette mise en scène la timidité du débutant, l’embarras de celui qui avance à découvert, sans la protection de la camera, dans un genre aux codes complexes et dans une œuvre qui laisse peu de place à l’interprétation. Der Rosenkavalier, en effet, ne fait pas partie de ces opéras que l’on peut transposer ou relire à l’envi. La collaboration entre Hofmannsthal et Strauss a donné lieu à un livret dont le nombre de didascalies témoigne de la précision. Face à ce foisonnement de détails qui sont autant de contraintes, Christoph Waltz ne joue pas l’esbroufe mais l’épure. Chambre de la Maréchale aux boiseries nues, salon des Faninal tout aussi dépouillé, costumes 1950 aux tons éteints, couleurs ternes, accessoires réduits à l’essentiel, mis à part au premier acte deux superbes perroquets en cage et une meute de petits chiens… L’attention se porte d’abord sur la direction d’acteur, avec un travail fouillé sur le mouvement mais aussi quelques absences (la fin du deuxième acte où Ochs se trouve contraint de rester étendu alors que son éraflure au bras ne devrait pas l’empêcher de se déplacer). Il faut attendre le troisième acte pour voir se dessiner une idée que les photos de Dominique Strauss-Kahn reproduites dans le programme laissaient entrevoir. Le Baron Ochs surpris en mauvaise posture dans une auberge de la banlieue de Vienne renvoie au scandale du Sofitel. Mais seules les parois transparentes de la chambre, derrière lesquels des figurants silencieux observent la scène, confirment l’intention. « Présenter l’opéra exactement comme cela se faisait du temps de Strauss et Hofmannsthal pourrait être vu comme une trahison » met en garde Christoph Waltz. Fausse alerte. Le décalage horaire n’a pas eu lieu.
Jetlag pourtant il y a, le temps d’un trio final qui fait éprouver, selon le souhait de Strauss, cette perte momentanée de repères temporels. Maria Bengtsson avait auparavant semblé gênée par une écriture trop centrale pour une voix dont le rayonnement exige de la hauteur. Sa Maréchale existait par le regard, par le geste, par une blondeur élégamment nostalgique, pas si éloignée de ce que peut proposer Renée Fleming dans le même rôle. Un magnifique « Hab’ mir gelobt », accompli dans le murmure, lui offre l’occasion d’exposer davantage : une douceur, que l’on dirait ineffable si l’expression n’était éculée, et une longueur de souffle propre à racheter trop de notes en mal d’impact. Christiane Karg, elle, n’attend pas le trio conclusif pour faire valoir ce qui rend Sophie attachante : une fraîcheur de timbre, un aigu aérien et, scéniquement, une présence, un peu maladroite mais sensible, qui évite à la fille de Faninal de passer pour cette petite dinde qu’elle n’est pas. Même Stella Doufexis, dont l’Octavian avait semblé souvent trop léger, se montre dans ce dernier ensemble moins en retrait vocalement. A la décharge de cette jeune mezzo-soprano greco-allemande, comment ne pas paraître fluet face à Albert Pesendorfer. La stature imposante de ce baron Ochs — 2 mètres à vue d’œil — fait combat de David et Goliath le duel du deuxième acte. Grossier comme il convient, ce Lechernau est également sonore mais en mal de verve dans une partition qui, exceptée quelques notes abyssales, demande surtout des qualités expressives.
Des seconds rôles qui n’ont rien de secondaire témoignent du soin porté à cette production : le Faninal de Michael Kraus — presque trop racé, compte tenu de la vanité du personnage —, l’Annina délicieusement dangereuse de Ezgi Kutlu, le ténor italien de Nico Darmanin… Le Vlaamse Opera a voulu mettre toutes les chances de son côté pour rendre ce Rosenkavalier mémorable. S’il n’y parvient pas totalement, la faute n’en incombe pas à Dmitri Jurowski. A quelques dérapages près côte cor, le directeur musical du Symfonisch Orkest van de Vlaamse Opera fait rutiler la partition – ô combien rutilante – de Richard Strauss. Sa lecture pourrait s’enivrer de sonorités que nous serions déjà comblé. Elle offre en sus un lyrisme épanoui et, plus difficile à traduire musicalement, cette sensation de fuite du temps que la mise en scène de Christoph Waltz n’a pas su saisir.