Berlioz, dont l’Opéra de Marseille présentait au début du mois la version de l’Orphée et Eurydice de Gluck, n’écrivit pas une ligne sur l’œuvre d’Offenbach. Sans doute partageait-il l’opinion scandalisée de beaucoup de ses contemporains. En effet, comme on le sait, le compositeur et ses librettistes sabotent une histoire qui depuis l’Antiquité idéalise et sacralise la fidélité conjugale : leurs Orphée et Eurydice ne s’aiment plus et l’épouse meurt victime indirecte des menées homicides de son mari ! Mais il y a pire que cette subversion du mythe littéraire. A peine plus d’un an auparavant Flaubert était traîné en justice sous l’accusation de promouvoir l’immoralité à travers son héroïne adultère Emma Bovary. Or non seulement Offenbach met en scène une Eurydice infidèle et contente de l’être mais au lieu de la vouer à l’indignité et aux souffrances, il en fait une concubine divine promise à une éternité de plaisirs sensuels, car les Dieux ne sont que de fieffés jouisseurs aux dépens de l’homme. Son Orphée aux Enfers n’est donc pas la traditionnelle sublimation de l’amour, mais un vaste pied de nez à l’adresse des institutions qui se dédient à dénoncer et à réprimer le plaisir au nom d’un ordre moral que les puissants bafouent sous le manteau en permanence.
Cette insolence, il revient à la mise en scène de nous en transmettre la saveur. Celle de Claire Servais n’y parvient qu’à demi. L’apparition initiale de l’Opinion Publique en animatrice d’une émission de téléréalité est prometteuse, mais l’idée tourne court, car alors qu’on attend une inquisition envahissante et omniprésente sur fond de micros et de caméras, cela reste réduit aux interventions du personnage prévues par le livret. Aussi, malgré la fantaisie de l’apparition d’Aristée, dont la 2CV — à la calandre de laquelle est accrochée une poule blanche dont une plume servira pour écrire le message d’adieu d’Eurydice à Orphée — d’abord bricolée en camionnette deviendra un coupé sport pour regagner les Enfers, le premier acte se traîne en longueur. Il est vrai qu’il est proposé dans une version qui panache celle de 1858 avec des extraits de celle de 1874. On entend ainsi certaines scènes rares, comme l’adieu d’Orphée à ses élèves orphéonistes. Elle est d’effet assuré, comme toutes celles où paraissent des enfants, mais sans réelle nécessité dramatique. Peut-être aussi la mise en scène est-elle prisonnière d’une conception du décor peu propice ? Entre les différents lieux, on ne perçoit pas ce que d’autres productions montrent, la structure hiérarchique entre le monde des humbles et celui des privilégiés Pourquoi Dominique Pichou a-t-il choisi au premier acte un hall de théâtre qui semble désaffecté ? Pour pouvoir, grâce à l’affiche de Mefistofele, signaler la présence du diable tentateur ? Entre la couleur éteinte du long mur et l’éclairage terne, Eurydice n’y prend guère de relief même si cela permet à Orphée de la rejoindre à partir de la fosse où il est violoniste du rang. N’eût-il pas mieux valu se priver d’un gag — la toile qui tombe des cintres quand elle va rejoindre Aristée — et faire directement de cette reproduction de L’Angélus de Millet le décor du premier acte ? Au troisième acte le décor du boudoir de Pluton n’est guère plus inspiré. Heureusement, il y a au second l’hémicycle de l’Olympe où somnolent les Dieux, avec sa tribune centrale destinée aux harangues et surtout, au dernier acte, les profondeurs des Enfers, où batifolent diables et diablotins sur la chorégraphie de Barry Collins, avec promenoir en fond, escaliers, colonnes, flammes et jets de fumée, tout pour le plaisir des yeux, auquel la fantaisie des costumes de Jorge Jara contribue, peut-être inspirée par ceux du Bal des Vampires et mise en valeur par les lumières de Jacques Chatelet.
Par bonheur, tous les participants, du premier au dernier, sont à plein dans l’entreprise. Sur scène, pas de mauvaise surprise, et d’agréables découvertes. Le Mercure de Franck Cassard semble avoir désormais le souffle un peu court, mais après tout Mercure est toujours sur la brèche ! Honnêtes les Jupiter de Francis Dudziak, mouche au bourdonnement assez peu sonore, et le John Styx d’Yves Coudray, dont la composition reste mesurée, un reste de retenue britannique ? Mention bien à l’Orphée de Philippe Talbot, qui parvient à donner un peu d’épaisseur à ce personnage qui n’en a pas, grâce à un jeu comique subtil. Mention très bien à Loïc Félix, dont l’Aristée/Pluton vocalise à ravir, et dont la présence physique ajoute du piment à la comédie, avec le vaudou évoqué par la poule blanche et les signes de croix frénétiques qu’il accumule en prenant le vol reliant l’Olympe aux Enfers. Des déités féminines, c’est la Diane de Jennifer Michel qui nous a marqué le plus, même si nous n’avons pas compris pourquoi elle affecte l’accent allemand, et même si la grâce de Delia Noble (Vénus) et la vis comica d’Anne-Marguerite Webster (Junon) méritent d’être signalées. Marie-Ange Todorovitch prête son autorité vocale et scénique à cette Opinion publique qui dissimule sous son aspect BCBG son tempérament de virago et un penchant tout autre que moralisateur pour les débordements ; quand elle tombe le masque lors du bal aux Enfers elle participe activement à la sarabande. L’autre terrienne, Eurydice, trouve en Brigitte Hool une interprète à la voix menue mais souple et bien conduite, et comme l’actrice n’a apparemment peur de rien, à en juger par les dessous très révélateurs qu’elle a accepté de porter et qui effectivement lui siéent, elle triomphe légitimement. Les chœurs, bien préparés, sont bien dans leur rôle et l’air du sommeil, par exemple, est très suggestif. Samuel Jean conduit le plateau et la fosse avec la maîtrise d’un chef qui connaît l’œuvre parfaitement, et sait mettre en valeur les citations pastiches qui font une partie du sel de la partition, que leur vocation soit narquoise ou référentielle. L’orchestre répond bien et soutient l’effort jusqu’au galop final, qui provoque comme il se doit les applaudissements rythmés, prolongés jusqu’à la concession d’une reprise, redoublés pour en obtenir une nouvelle, on y serait peut-être encore si le chef n’avait fait comprendre à la régie qu’il fallait baisser le rideau. Bilan satisfaisant donc, sinon exaltant : la mise en scène ne déforme pas l’œuvre, les quelques touches de modernité apportées au texte restent discrètes et exemptes de vulgarité. Sans être un millésime exceptionnel cet Offenbach 2013 garantit une bonne soirée de fête !