Dans les commentaires qui accompagnent l’édition critique de La Cenerentola établie par ses soins, Alberto Zedda éclaire l’importance de l’œuvre dans la production de Rossini. En se basant sur l’analyse musicale, il avance que ce dernier a trouvé dans le livret la possibilité d’aller au-delà de ses recherches formelles du Barbier de Séville et voit La Cenerentola comme « le creuset de l’expérimentation la plus hardie ». Rossini lâche la bride à son ironie pour camper au bout de sa plume des personnages dont certains sont des marionnettes, Angelina exceptée. Son inventivité se donne libre cours, sans autres limites que celles des interprètes.
De nos jours, aux nombre de ceux-ci s’est ajouté le metteur en scène. Pour cette production ils sont deux, Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil. Dans une déclaration liminaire, ils affirment que La Cenerentola « regarde du côté de la comédie sociale (et permet) de mettre à jour les antagonismes sociaux ». Autrement dit l’œuvre est grave. Outre qu’on peut en douter, leur spectacle n’en fait pas la démonstration. De même ils ne veulent pas voir Clorinda et Tisbe comme des « chipies hystériques et caricaturales » mais comme « deux jeunes femmes sincèrement hantées par la peur du déclassement ». Là encore nous ne l’avons pas perçu. Si l’on additionne le dispositif qui accueille le spectateur, la lessive qui sèche et le téléviseur allumé qui disparaissent sans retour à la fin de l’ouverture, l’entrée en scène successive de quatre personnages (Don Magnifico et les trois jeunes filles) qui semblent des personnes déplacées, ou sans domicile fixe, Cenerentola s’extasiant sur des chaussures de meneuse de revue quand le personnage déteste le clinquant, l’apparition gratuite d’enfants, les bulles de savon, les ballons en grappe devant le visage en lieu et place du voile, on finit par penser que ces choix et ces procédés trahissent une maîtrise insuffisante de l’œuvre.
La scénographie, conçue aussi par le duo, est moins problématique. A la fin de l’ouverture, le rideau noir qui servait de fond à l’étalage de linge étendu dévoile en disparaissant une structure cubique centrale, pouvant tourner sur elle-même et dont les côtés peuvent se déployer, révélant ainsi les différents lieux prévus par le livret. C’est ingénieux, voire élégant, mais cela implique des interventions de machinistes, qui, même si elles sont brèves, restent celles de corps étrangers à l’action. Quant aux costumes, signés eux aussi Clarac et Deloeuil, si leur rôle est d’exprimer le côté social, ils ne caractérisent pas nettement les protagonistes. Seul l’accoutrement des sœurs leur donne le relief souhaitable. La tenue de joueur de polo endossée par le prince et sa suite ne sied pas à tous, et d’abord au prince lui-même. Quant au baron et à Alidoro, le complet du premier ne reflète pas ses prétentions ridicules, et la simplicité informelle du deuxième, quand il a déposé son frac dépenaillé de musicien des rues, n’invite pas au respect, jusqu’à ce que son uniforme d’aviateur – ali d’oro – lui donne un peu de prestance. Enfin, pourquoi au finale Ramiro et Cenerentola semblent-ils descendus d’un Van Dyck ? L’impression dominante est celle d’une conception qui se cherche encore.
Est-ce pour cela que le plateau peine à convaincre, bien que plusieurs des participants aient déjà interprété leur rôle ? On pourra objecter que les nombreux rappels à la fin du spectacle sont un démenti à nos impressions. Mais faut-il se satisfaire d’entendre chanter Rossini sans éprouver l’ivresse que donnerait l’illusion de la facilité, partie intégrante du bel canto ? Quand des sonorités sont nasales, quand les notes périlleuses sont émises à l’arraché, d’autres prudemment transposées, quand l’agilité s’essouffle, quand le chant syllabique s’escamote, quand la voix est grossie pour faire un effet, doit-on approuver ? D’autant que – et ici ressurgit peut-être la question de la conception des metteurs en scène et de la direction d’acteur qui en découle – autant le Dandini de David Menéndez en fait trop, vocalement et scéniquement, autant le Don Magnifico d’Evgeny Stavinskiy et l’Alidoro de Jan Stava, au chant pour l’un et l’autre parsemé de légères sonorités slaves et somme toute assez neutre, sont dépourvus de relief scénique, le premier sans la faconde exubérante et le second sans la noblesse du deus ex machina. David Alegret chante Rossini depuis de nombreuses années, avec des bonheurs divers. Sa performance a plu, tant mieux pour lui, mais elle n’était pas exempte d’imperfections signalées plus haut. Finalement, ce sont les dames qui s’en tirent le mieux. La Clorinda d’Elisa Cenni est privée de l’air de sorbet du deuxième acte mais elle est conforme à ce que l’on attend, et elle forme avec la Tisbe de Caroline Meng un duo équilibré et convaincant. Convaincante, Jose Maria Lo Monaco tarde à le devenir tant la voix semble d’abord petite et la projection modeste ; mais peu à peu elle se réchauffe et, bien que ni le timbre ni l’agilité ne nous captivent, elle séduit par sa probité et sa musicalité car elle ne cherche ni à enfler ni à noircir sa voix, et mène à bien l’épineux finale, où la virtuosité est l’expression même de la vertu triomphante. Autour des solistes, le chœur masculin était excellemment préparé.
Aucune réserve, en revanche, pour la direction d’Edmon Colomer, à elle seule un vrai motif de satisfaction. Il regrettait après le spectacle de n’avoir pas eu davantage de répétitions, mais des musiciens de la petite harmonie lui disaient le plaisir qu’ils avaient eu à travailler avec lui. C’était perceptible dans la salle : un son alliant rondeur, finesse et légèreté, une tenue rythmique ciselée, une dynamique vibrante sans rien de mécanique, un équilibre sonore avec le plateau d’une justesse rare et quasiment constante, l’ouverture était pleine de promesses, la suite de l’opéra les a tenues. C’est peut-être ce qui rendait encore plus sensible une certaine atonie du plateau. Trac de la première, redoublé du trac d’une nouvelle production ? Il suffirait probablement de peu pour que le spectacle, sans gagner en pertinence, gagne en force de conviction. Espérons que ses auteurs sauront le reprendre pour lui donner le supplément de punch nécessaire !