Depuis plus de 25 ans qu’elle ne l’avait pas montée, La Monnaie met les petits plats dans les grands pour fêter, à sa manière, le centenaire de la création de Jenůfa. Une trop longue attente largement (ré)compensée par un spectacle formidablement original, dont le public bruxellois devrait se souvenir longtemps. Parions que cette production, exceptionnelle à plus d’un titre, marquera l’Histoire récente de l’institution belge et, plus largement, de la mise en scène de cet opéra.
On le sait, Jenůfa constitue une rupture dans l’œuvre de Janáček qui, la quarantaine venue, trouve enfin son style personnel basé sur les rythmes et inflexions de la musique traditionnelle et de la langue particulièrement colorée de sa Moravie natale. De rupture, il en est également question dans la vision d’Alvis Hermanis, inspirée par l’Art Nouveau alla Alfons Mucha, le souvenir des Ballets Russes et le kabuki. En effet, outre la gestique hiératique des chanteurs, on notera la présence d’un « chœur » de danseuses couleur crème, réminiscence nijinskienne placée arrière-plan du drame se déroulant à l’avant-scène. La population du village, toujours en surplomb, domine le tout ; position qui lui confère un statut quasi-divin. C’est bien par peur de son jugement que la sacristine tue le nourrisson.
Entre l’univers folklorique des actes I et III (dans des costumes ornés à outrance que les doigts de fée de la maison ont mis un an à confectionner), le logis de la sacristine du II, façon Regietheater, ne rend l’infanticide que plus atrocement actuel (quelle image, lorsque la meurtrière arrache à sa belle-fille la layette de l’enfant qu’elle vient d’enfouir sous la glace pour la mettre au congélateur !). Il faut souligner l’intelligence de la direction d’acteurs qui dénote, une fois n’est pas coutume, la compréhension profonde des rapports psychologiques entre les principaux protagonistes.
Mireille Capelle mise à part, chacun fait ici ses débuts dans son rôle. Et avec quelle maestria ! De son soprano généreusement lyrique, la Jenůfa de Sally Matthews séduit, attendrit, émeut. Rares sont les incarnations aussi fines et nuancées du personnage. Il en va de même pour Jeanne-Michèle Charbonnet, héroïne wagnérienne devenue simple femme. Elle donne voix et chair à une bouleversante sacristine qui, même lorsqu’elle bascule dans l’hystérie et commet l’irréparable, ne se transforme pas en monstrueuse sorcière. On lui en sait gré. Côté masculin, Charles Workman est un Laca très (trop ?) puissant qui l’emporte – comme il se doit ! – sur Nicky Spence, Števa idéal de pleutrerie. Les petits rôles et le chœur (un rien trop sage dans Daleko široko) tiennent leur rang.
On peut éventuellement préférer direction plus rugueuse et chambriste – moins straussienne, en somme – que celle de Ludovic Morlot (qui se permet quelques aménagements dans la partition). Il perce néanmoins le secret de l’expressivité de Janáček, trouve les notes qui « parlent », sait appuyer là où ça fait mal, et ménage de superbes effets et atmosphères (quelle tendresse, dans l’acte II qui, décidément, réserve bien des émotions). Surtout, il inonde la scène et la salle de couleurs mirifiques qui n’étaient plus sorties de cette fosse depuis bien longtemps. Un must de l’ère de Caluwé !