Ceux qui attendaient « la » Kermes, ceux qui voulaient retrouver l’héroïne du Didon et Enée gravé en 2008 par Teodor Currentzis, furent peut-être déçus par le concert donné à la Cité de la Musique par l’ensemble Musica Aeterna. Ils furent sans doute les seuls, tant cette soirée fut un intense moment de ferveur et d’émotion musicale. Avant d’en arriver au chef-d’œuvre de Purcell, un rien trop court pour remplir un concert, un complément de programme de qualité égale avait été choisi : le Dixit Dominus de Haendel, œuvre de jeunesse, peut-être, mais coup d’éclat dans la carrière du Saxon. Le chœur de Musica Aeterna, au grand complet pour cette version à cinq voix, y eut l’occasion de briller. Après un premier numéro interprété avec modération, sans agressivité superflue dans les « Dixit », les choristes se font les instruments dociles de la volonté du chef grec, qui leur impose une expressivité assez exceptionnelle. Leur magnifique prestation ne le cède en rien aux interventions des solistes, où Nuria Rial mêlait sa voix à celle d’une mezzo du chœur en un bouleversant entrelacs. Pourtant, si brillant qu’ait pu être ce Dixit Dominus, ce n’était qu’une mise en bouche.
Avec Didon et Enée, Currentzis se lâche, s’autorise ces libertés qui peuvent faire grincer des dents les intégristes et les partisans d’une interprétation guindée : après une ouverture au premier mouvement d’une douloureuse intensité, comme si la tragédie de la reine de Carthage s’y trouvait déjà résumée, et au second mouvement transformé en course frénétique, l’orchestre fait un sort à chaque danse, avec des violons particulièrement volubiles qui ornementent à l’envi la ligne mélodique de « Fear no danger to ensue », avec des percussions robustes qui accentuent le côté populaire de certains rythme, avec un jeu de couleurs constamment changeantes. Par moment, le continuo se lance dans une improvisation, qui peut être très longue, comme entre « Thanks to these lonesome dales » et « Oft she visits this lov’d mountain ». La première apparition des sorcières est annoncée par toutes sortes de bruitages et d’effets d’éclairage, les lumières ayant apparemment été très étudiées pour ce concert : la scène est parfois plongée dans l’obscurité totale, ou bien les projecteurs se concentrent sur quelques artistes, comme c’est le cas pour le tout premier air de Didon, premier sommet où le spectateur ne voit plus la reine et les continuistes.
On savait depuis un certain temps que, contrairement à ce qu’annonçait le programme de la saison paru il y a plusieurs mois, Simone Kermes serait remplacée par Anna Prohaska. L’anglais étant une de ses deux langues maternelles, c’est déjà avec Purcell que la soprano allemande s’était montrée la plus convaincante dans son deuxième récital au disque, Enchanted Forest. Sa science de la diction anglaise est ici un atout précieux, qui transforme chacune de ses interventions en un grand moment de théâtre. Par ailleurs, même si l’on a pris l’habitude des Didons à la voix ample et sombre, Anna Prohaska ferait presque figure de Brünhilde, comparée à sa Belinda, et même peut-être par rapport à Madame Kermes initialement prévue : le grave est sonore et le timbre sait se parer de nuances chatoyantes. Tout le contraire du Nuria Rial qui, si charmante qu’elle soit, n’a à offrir qu’une voix monochrome, que son refus du vibrato pénaliserait si le rôle de Belinda exigeait davantage d’émotion. Heureusement, la suivante de la reine se cantonne à lui conseiller d’aimer, et pour cela un rossignol suffit. L’Enée bien chantant de Tobias Berndt ne marquera pas forcément les esprits mais, là encore, Purcell l’a peut-être voulu ainsi. Après les voix diversement laides qu’on a pu entendre en Magicienne, Maria Forsström procure un agréable changement : la voix est grave à souhait mais le chant reste digne, et jamais l’artiste ne s’abaisse à surjouer les méchantes. Ses deux sorcières lui donnent une réplique tout aussi sobre, sans nasaliser leurs ricanements, sans crier au lieu de chanter. Victor Shapovalov est contraint à un train d’enfer pour l’air du marin, mais il s’en sort, tout comme le chœur, qui frappe des pieds en même temps. Exclusivement composés de slaves (quelques syllabes pourraient sonner plus anglaises, ici et là), le chœur laisse pantois par sa capacité à se plier aux exigences expressives du chef, qui les oblige à toutes sortes d’acrobaties rythmiques. Et quand vient l’ultime « With drooping wings », repris à mi-voix, d’abord presque inaudible, le public parisien rend à cette fulgurante version l’insigne hommage de garder le silence quelques instants avant d’applaudir, la chose est assez rare pour qu’on le signale. Et ledit public sera récompensé par deux bis : un anthem de Purcell, « Remember not, Lord, our offences », suivi d’un extrait de The Indian Queen, « They tell us that you mighty powers above », interprétés par le chœur a cappella. Maintenant, si Teodor Currentzis veut revenir diriger un opéra à Paris, c’est quand il veut.