Théodore Dubois (1837-1924) suscite depuis quelques années un regain d’intérêt, dont témoignent plusieurs disques, dont Le Paradis perdu récemment chroniqué ici même. Sa musique d’église, ses pièces orchestrales ou chambristes ont été enregistrés, tout comme ses mélodies. Ne reste à redécouvrir que sa musique lyrique, car comme (presque) tout compositeur français du XIXe siècle, Dubois aspirait à être reconnu pour ses opéras. Hélas, cet aspect de sa carrière fut contrarié par le manque d’un livret apte à l’inspirer : une poignée de titres entre 1873 et 1895, qui ne suffirent pas à l’imposer dans ce genre. Il était donc du plus haut intérêt d’entendre son Aben Hamet, créé en italien à Paris en 1884. Son attention ayant été attirée sur cette œuvre par le baryton Marc Boucher, Jean-Claude Malgoire eut bientôt envie de la monter, mais il ne disposait que d’un piano-chant, le matériel d’orchestre étant apparemment introuvable. Qu’à cela ne tienne, il en aurait fallu plus pour décourager celui qui avait jadis reconstitué le Montezuma et le Catone in Utica de Vivaldi. Et tant qu’à faire, plutôt que de donner la version originale italienne, on allait donner la version française (la partition disponible donne la traduction de Jules Ruelle sous le texte italien). Mais, première mise en garde, on allait présenter une version retaillée par le compositeur lui-même : en effet, ce qu’on a pu entendre à Tourcoing (1h45 de spectacle) est beaucoup moins long que la partition de 1884 consultable sur Internet : beaucoup de chœurs, d’airs et de morceaux orchestraux ont ainsi disparu, ce qui donne à l’œuvre une physionomie assez inhabituelle, loin des fastes que présente en général l’opéra français de cette époque. Dans le programme, Jean-Claude Malgoire explique en outre qu’il a fallu « revoir la traduction car il y avait dans le livret un certain nombre d’expressions qui choqueraient fortement aujourd’hui aussi bien les musulmans que les chrétiens ». Diantre… De son passé de hautboïste et cor anglais, le chef a sans doute gardé un penchant pour les vents, au point de conférer aux bois et aux cuivres un rôle prédominant dans sa réorchestration, un peu aux dépens des autres instruments. Cela dit, la justesse plus qu’approximative des cordes le soir de la première ne fera pas forcément regretter leur relégation au second plan. Comme dans le répertoire baroque, la direction de Jean-Claude Malgoire paraît souvent bien lourde, et ce qui devrait être un tapis pour les voix semble à divers moments un peu trop présent à l’oreille.
Heureusement, la distribution vocale réserve de bien heureuses surprises. Le baryton Guillaume Andrieux possède un timbre extrêmement clair, qu’on peut supposer assez différent de celui du créateur du rôle, Victor Maurel (pour qui Verdi écrivit Iago et Falstaff) : on a pas l’impression d’entendre une « clef de fa », mais presque un ténor, ce qui serait finalement assez logique, le seul rôle de ténor initialement prévu par Dubois, le chevalier français Lautrec, ayant ici disparu. En tout cas, sa voix se marie bien à celle de Ruth Rosique, dont on peut également imaginer qu’elle n’a pas exactement le même format que la créatrice du rôle de Bianca, Emma Calvé en personne. Ravissante en scène, la soprano espagnole s’exprime dans un très bon français. Sa rivale, Alfaïma, trouve en Hasnaa Bennani une interprète pleine de charme et de fraîcheur, qui semble toute destinée à incarner les héroïnes tendres et pures de l’opéra français ; on se réjouit de la retrouver cet été dans Zaïs de Rameau sous la baguette de Christophe Rousset. A sa mère Zuléma, rôle de contralto, Nora Sourouzian prête une voix extrêmement sonore, aux beaux graves. Le duc de Santa-Fé fut créé par la basse Edouard de Reszké, et son grand air sollicite au maximum les capacités de Marc Boucher, tant dans les extrêmes de la tessiture que dans la virtuosité. Très solide, le chœur de l’Atelier lyrique de Tourcoing assure au mieux les interventions qui lui restent dans cette version de l’œuvre.
D’Alita Baldi, on gardait le souvenir d’une fort belle Juditha Triumphans mise en scène en 1985 pour l’Atelier Lyrique de Tourcoing, puis reprise (et filmée) en 1996 avec Nora Gubisch. Sa production d’Aben Hamet ne renouvelle pas tout à fait cette réussite. On remarque les très beaux costumes de Christine Rabot-Pinson, colorés et inspirés par les peintres orientalistes pour les Maures, noirs et alliant formes historiques et modernité pour les Chrétiens – sous la fraise, le pourpoint cède la place au perfecto clouté – mais dans le décor unique et très dépouillé d’Alain Lagarde, il est difficile de varier les atmosphères malgré de beaux éclairages. Telle qu’elle nous est présentée, l’œuvre pâtit d’un certain manque d’action dramatique et la metteuse en scène semble hésiter entre la convention poussée jusqu’à la parodie (le geste grandiloquent par lequel le héros s’agenouille devant Bianca pour déclarer sa flamme) et le regard critique qui souligne la cruauté des Espagnols, avec ce ballet pendant lequel on maltraite un Maure, interprété par le danseur Tayeb Benamara, sous les yeux du duc de Santa-Fé accoudé à un globe terrestre.
Maintenant, la redécouverte d’Aben Hamet va peut-être connaître quelques rebondissements, puisque la participation de Jean-Claude Malgoire à la matinale de France Musique a fait prendre conscience à la BNF qu’elle possédait tout un fonds Théodore Dubois qui n’avait jamais été sérieusement catalogué. Des révélations en perspective ?