S’accoutumer même à l’exception fait partie de la nature. Il n’est pas jusqu’à Jonas Kaufmann qui ne soit concerné par ce phénomène. Miracle inattendu et inespéré il y a quelques années, le ténor allemand est devenu une vedette incontournable – et, sur le marché certes restreint du disque lyrique, inévitable. Une forme de lassitude guetterait-elle ? Son dernier disque, consacré au Voyage d’Hiver de Franz Schubert, est certes un produit de fort belle facture, où ne point nulle altération des qualités usuelles de l’artiste, mais au fond il ne nous a pas réellement convaincu : plutôt sage dans ses intentions expressives, Kaufmann, davantage préoccupé par la beauté de son chant que par l’émotion censée s’en dégager, y apparaissait aussi excellent que prudent.
Au Théâtre des Champs-Elysées, on croit un temps qu’il en ira de même tout au long de ce concert produit par les Grandes Voix. Elégants et corsetés, « Gute Nacht » ou « Erstarrung » ne sont pas d’un jeune homme frappé au cœur par la perte de l’amour. Arrive « Der Lindembaum », arrive « Wasserflut », et tout change : l’instrument s’étire en de belles nuances piano qui, au-delà de leur beauté instrumentale, immiscent comme une fragilité, insinuent une folie. Avec « Rückblick », murmuré au-delà du chant, et avec « Irrlicht », paré, par la grâce d’un legato insensé, de mille lueurs inquiétantes, Kaufmann nous offre le Winterreise dont son disque nous privait : ce voyage est l’histoire d’une gradation lente et inéluctable, au rythme des états d’âme d’un protagoniste évoluant du simple dépit vers le délire le plus sourd. Si souvent balancée comme une ariette un peu amère, « Die Post » en sort transfigurée, impitoyable flagellation que s’inflige un fou ; « Die Krähe », en devient hallucinée, théâtre du mélange d’effroi et de fascination qui saisit, face à l’approche de la mort. A mesure que le promeneur de Wilhelm Müller se libère du fardeau de sa vie, Jonas Kaufmann, lui, se libère des contraintes du chant, ne recule devant aucune nuance, s’autorise tous les risques – « S’il n’y a pas de Dieu sur la terre, nous sommes nous-mêmes des Dieux », chante-t-il dans « Mut ! ». Cette dimension héroïque, presque bravache, c’est aussi du côté du piano de Helmut Deutsch, schubertien aguerri et partenaire irremplaçable des récitals kauffmaniens, qu’il faut la chercher.
Enfin arrive un ultime cycle dans le cycle, de « Täuschung » jusqu’au « Leiermann ». Là le chant se glace, comme le corps se raidit et le visage se tend : la vie n’est plus qu’un vague souvenir, le voyageur est au bout du chemin, et la salle, hors d’elle, s’abîme dans d’immenses ovations pour cacher son émoi.