En octobre dernier, José Cura effectuait Salle Pleyel un retour triomphal à Paris après 12 années d’absence. « La silhouette s’est épaissie, le vibrato élargi mais le timbre a conservé son velours noir », écrivions-nous alors (voir compte rendu). Dans un programme exclusivement italien, de larges extraits d’Otello faisaient valoir l’art du ténor argentin. Le chant plaçait ses limites au service de l’expression et offrait du Maure un portrait saisissant. A Cologne, confronté à l’épreuve de la scène et à l’intégralité du rôle, cet Otello perd en superbe ce qu’il gagne en vérité. Les éclats du premier acte (« Esultate » bien sûr mais pas seulement), le duo héroïque du deuxième acte accusent le défaut de puissance. Soumis à pression, l’aigu vacille. Dire que le général de l’armée vénitienne n’est plus un fringant officier mais un homme d’un âge certain n’est pas faire insulte à la maturité de José Cura. Au contraire, cette maturité se traduit par la manière dont l’interprète sait à présent faire de ses faiblesses une force. Devenue lassitude morale, la fatigue vocale prend tout son sens. Les mots comptent autant que les notes. La leçon est de théâtre. Acculé, le lion se débat, rugit puis, dans un ultime sursaut d’orgueil, se poignarde. Orgueil vraiment ? Non, désespoir et aveu d’impuissance ainsi qu’en témoigne un « Niun mi tema » à l’émotion contagieuse, comme si nous touchions à notre tour au soir de notre vie.
Nous garderions ce seul souvenir de la représentation que nous serions comblé. Mais il y a plus, osons le dire alors que nous avons déjà eu beaucoup. Il y a la Desdemona d’Anne Schwanewilms, certes débordée par un troisième acte dont le dramatisme excède le tempérament, mais partout ailleurs d’une musicalité confondante. L’angélisme sied à cette voix du ciel qui dispense généreusement des aigus fins comme des aiguilles, enflés, diminués, toujours subtils. Le duo d’amour irradie, la chanson du saule épanche son flot de larmes, l’Ave Maria est comme il se doit céleste. Pourquoi alors de cet ange avoir coupé les ailes en l’affublant de robes de chambre qui entravent son mouvement ? Les costumiers sont parfois des malfaiteurs.
Samuel Youn, en Iago, ne se hisse pas au même niveau d’exception mais son baryton est solide et, si l’interprétation se cramponne à la tradition – rires sardoniques à l’appui en guise de conclusion d’un credo forcément luciférien – le chant sait user des nuances nécessaires pour que les teintes sombres ne soient pas seulement noires. Lodovico raide comme un piquet (Young Doo Park) et Cassio dépourvu de charme (Xavier Moreno) sont talons d’Achille au sein d’une distribution sans défaut.
La direction de Will Humburg fait en sorte que l’orchestre ne prenne jamais le pas sur les chanteurs dans une partition qui lui en offre souvent l’occasion. Modestie est qualité quand les instruments, comme ici, commentent et ponctuent sans accaparer la parole. D’une tempête au déchaînement maîtrisé jusqu’au thème du baiser voluptueusement exhalé à la fin de l’opéra, le bonheur est aussi dans la fosse.
Les chœurs affichent le même épanouissement sonore. La mise en scène les utilise à bon escient, notamment durant le premier tableau où le mouvement des corps donne à comprendre celui des vagues. Le travail de Eike Ecker, d’après celui de Johannes Schaaf, s’inscrit dans un classicisme stylisé de bon aloi. Quelques accessoires situent le décor. Canon, arches de pierre, icône mariale évoquent sans ambiguïté les lieux de l’action – forteresse, demeure chypriote, chambre de Desdemona – tandis qu’en fond de scène un haut rideau tendu occulte une lumière toute méditerranéenne. Adapté par Christof Cremer au chapiteau qui fait office de salle de spectacle en attendant la rénovation de l’opéra, ce dispositif ne souffre pas d’une largeur de scène supérieure à la normale. Mieux il l’exploite, la direction d’acteurs rencontrant des interprètes capables d’en exprimer l’entière intention. Là est aussi la raison du succès de cet Otello, chaleureusement applaudi au tomber de rideau.