Tandis que, séduits par l’appât des crinolines et les contre-uts, les mélomanes parisiens se laissaient dévoyer en masse vers la Bastille, il y eut quand même assez de courageux pour prendre la ligne 1 en sens inverse et suivre le droit chemin remontant jusqu’aux origines de l’opéra, autrement dit pour aller écouter l’Orfeo de Monteverdi donné ce même lundi soir à la Salle Pleyel. Echo tardif de la production donnée à Nancy en janvier dernier (voir compte rendu), ce concert promettait, sinon une mise en espace, du moins un effort sur le plan visuel puisqu’on annonçait pas moins de deux responsables des éclairages ! De fait, c’est presque un spectacle auquel nous étions conviés ce soir-là, tant les entrées et sorties des artistes avaient été étudiées pour créer une authentique théâtralité. Jusqu’au plateau de Pleyel qui semblait changé en un vrai décor : devant cette scène de bois blanc occupée par deux rangs de chaises vides, une fois les choristes disparus, et surmontée d’un balcon de banquettes de velours rouge, on se croirait chez Marthaler ou Warlikowski (il ne manque que des néons et quelques bidets). Et même si le surtitrage se mit à battre de l’aile dès le deuxième acte, pour bientôt s’interrompre tout à fait, notre attention resta captivée jusqu’au bout de ce « spectacle » bien aussi convaincant que tant de versions scéniques plus ou moins abouties.
Cela tient bien sûr à la qualité des interprètes, à commencer par les richesses orchestrales des Talens Lyriques et chorales du Chœur de l’Opéra National de Lorraine. Sans clinquant ni effets de manches, Christophe Rousset propose un Orfeo tout d’équilibre et de modération, ne basculant jamais dans les extrêmes d’un expressionnisme anachronique ou d’une certaine congélation baroqueuse. Ce Monteverdi-là vit, respire, avec un naturel admirable. Et il suffit de peu de choses pour faire forte impression : la troisième fois où le chœur chante sa déploration d’Eurydice, donnée a cappella, donne froid dans le dos. Dans le même esprit, le mutisme soudain de l’orchestre quand la Musique impose le silence à toute la nature : on n’entend plus alors que les notes égrénées par la harpe (et l’on salue au passage la prestation de Siobhan Armstrong, qui tire de son instrument des résultats magiques).
Quant aux solistes vocaux, ils forment une splendide équipe, quasiment inchangée par rapport aux représentations nancéennes. Seule modification, Cyril Auvity remplace Reinoud van Mechelen, luxe délicieux qui nous vaut quelques bien belles interventions du plus aigu des bergers. Christophe Rousset a en effet décidé de se passer des contre-ténors souvent distribués dans cette œuvre, en pasteurs ou dans le rôle de l’Espérance. C’est ainsi que la mezzo catalane Carol Garcia (qu’on retrouvera la saison prochaine dans Adrienne Lecouvreur à l’ONP) cumule trois rôles rarement confiés à une seule et même personne : après une Musica délicate mais qui nous change agréablement des voix blanches parfois choisies pour ce personnage ô combien symbolique, sa Messagère a le bon goût d’éviter les râles gutturaux et son Espérance conduit Orphée avec pudeur. Emöke Baráth a si peu à chanter qu’on n’a guère le temps d’apprécier son timbre, contrairement à Elena Galitskaya, qui livre un exquis monologue de Proserpine. Gyula Orendt est un Orphée tout en nuances, n’hésitant pas à explorer tout le spectre des émotions possibles, en modulant son émission selon les nécessités dramaturgiques. Après avoir aboyé en Charon, Gianluca Buratto propose un noble Pluton. Les autres protagonistes sont campés avec une égale vigueur, qui permet au drame de se nouer et de se dénouer. Finalement, il y avait peut-être autant à voir et à entendre à Pleyel qu’à Bastille, ce soir-là.