Une longue projection vidéo, un machiniste – Aron, qui fume longuement – et un peuple d’Israël spectateur parfois captivé, parfois émotif, souvent agité, qui va s’animer au rythme de cette musique sérielle, enchanteresse au sens premier du terme. Moses und Aron, que le Royal Opera House accueille pour la première fois depuis la production conduite par Georg Solti en 1965 (reprise une fois), est ici soutenue par les artistes du Welsh National Opera dans une production de l’opéra de Stutgart (2003).
Sous des dehors que d’aucun qualifierait de Regie Theater, cette production cache un respect scrupuleux du livret. Elle scande tout le paganisme de ce peuple élu malgré lui et dont Aron, prestidigitateur, se joue, le poussant à la bassesse des instincts d’une foule primitive : sacrifice, meurtre, bacchanale. Pourtant le décor moderne et froid d’Anna Viebrock (la décoratrice de Christoph Marthaler voir ici ou là) – une salle de conférence où se déroulent des tractations politiques qui se transformera en salle de projection au deuxième acte – est en apparence bien éloigné du Sinaï. Ainsi l’action et la querelle de l’oeuvre de Schoenberg, la question théologique sur la conception et la représentation de Dieu est transposée en interrogation politique : faut-il suivre Moses alors qu’il ne peut montrer sa valeur ou lui préférer son frère, toujours prompt à délivrer des preuves de ce qu’il avance ?
L’aridité du désert, la soif du peuple opprimé se trouvent toutes entières dans la direction et la mise en espace de Jossi Wieler et Sergio Morabito et dans les chœurs et solistes assurant les seconds rôles (vierges nues, jeunes filles et prêtre…) du Welsh National Opera, intenses dans leur présence scénique, collective et individuelle.
Que leur donne à voir cet Aron platonicien, maitre de la caverne qui fait s’animer les ombres ? Et que voit-on nous, spectateurs, quand de fait nous sommes à l’emplacement de l’écran de cinéma qui excite cette foule ? On l’a compris depuis le premier acte, avec ses pupitres d’orateurs et ses tables d’assesseurs, on assiste moins à un acte de foi qu’à un problème concret. D’ailleurs un projecteur placé sous le premier balcon diffuse des jeux d’ombres sur les chanteurs : double effet de miroir et démultiplication du sens.
Ce que voit Israël et ce qui le pousse à la folie collective, c’est nous. Ce peuple nous voit, et nous le voyons harceler, baiser, souffrir, violer, tuer enfin. D’une salle de cinéma hypnotique nous sommes entrés dans un théâtre de distanciation, et, du roi-philosophe Platon nous échouons dans l’aporie politique du XXe siècle. Une aporie incarnée par Moses, John Tomlinson dont le métier offre un sprechgesang magistral bien aidé d’une voix, qui, ce soir, n’accuse pas l’âge de sa sagesse. Il reste seul avec son idéal brisé à la fin de l’acte deux, Schoenberg n’ayant pas composé le troisième et dernier. Malheureusement, l’actualité bien contemporaine du conflit au Proche-Orient entre d’autant plus en résonnance avec le livret et ce que l’on voit sur scène, renforçant encore la mise à distance des spectateurs… a fortiori quand des trouvailles (le peuple lance une chaussure à Moses) sont depuis devenues des actes politiques bien réels (George Bush en visite en Irak en 2008).
Pour autant le spectacle n’est pas exempt de défauts. Brasser des idées et des procédés théâtraux aussi complexes sur un livret parfois conceptuel, conduit bien souvent à un certain statisme. Menus défauts au regard de l’intelligence du propos et d’une équipe musicale en tout point remarquable. Triomphateurs de la soirée : un chœur réglé au millimètre capable de la plus grande plasticité de son, qui colle à tout instant à la mise en scène, un orchestre dont la somme des pupitres est au moins égale à leur qualité individuelle et du chef Lothar Koenigs, rompu au théâtre, tout en contrôle et subtilité pour mettre en avant les contrastes et aspérités d’une partition passionnante. Reste l’Aron de Rainer Trost, acteur indéniable et chanteur appliqué, parfois en difficulté dans les extrémités de la tessiture du rôle.
Aux saluts, les bravi des spectateurs viennent consacrer une équipe qui démontre qu’on peut monter avec succès des œuvres qui ne comptent pas au nombre des tubes des publics d’opéra. C’est ce défi que Stéphane Lissner s’est donné pour l’ouverture de sa première saison à Garnier, où Roméo Castellucci, le plasticien de l’Orfeo et du Parsifal de la Monnaie de Bruxelles assurera la mise en scène ; à laquelle devait initialement s’atteler Patrice Chéreau.