Récemment une révolution a été annoncée dans la perception des spectacles, grâce aux caméras intégrées qui permettraient de partager en direct la vision de certains participants, y compris les solistes. Ce dispositif nous aurait-il donné accès à ce que voyait Jonas Kaufmann, tandis qu’il chantait sur la scène de l’auditorium du château de Peralada ce dimanche 3 août ? A ses pieds s’étendaient les rangs d’orchestre, en fond desquels s’élève la tribune. Mais les voyait-il ? Ses yeux étaient ouverts, mais il donnait tellement l’impression d’être entièrement absorbé dans ce qu’il chantait qu’il ne pouvait qu’être absent à ce qui était devant lui. Absent ? Mais comment un chanteur pourrait-il faire abstraction de ses partenaires, en l’occurrence un chef et plusieurs dizaines de musiciens ? Tel le comédien de Diderot, Jonas Kaufmann ne peut pas éprouver réellement les émotions qu’il chante, car elles l’en empêcheraient, mais il crée l’illusion en jouant de sa voix avec une telle maestria qu’elle va jusqu’à sembler près de se rompre ou de s’évanouir avant de s’enfler et de s’élever dans les airs. Et c’est ce jeu, cette poursuite d’une limite dont il explique calmement qu’elle est la sienne et qu’il ne voit pas quels ukases pourraient lui interdire de la chercher, dans ce parcours qui revendique pour un chanteur d’aujourd’hui le droit de faire ce que faisaient jadis les grands ancêtres, d’avoir des répertoires ouverts, qui déchaînent ses détracteurs. Certains étaient présents, bien sûr, masochistes qui ne renonceraient pour rien au monde à l’amère satisfaction d’avoir raison. Raison ? Oui, car leur jugement a le tranchant d’une vérité absolue. Nous en aurons fâché quelques-uns en répétant qu’il n’était qu’une opinion.
La nôtre est la suivante : pour discutables que soient certaines options du chanteur, les sons mourants et les notes en voix mixte sur le fil, les passages où il allège quasiment jusqu’à la rupture – mais il l’évite – et ceux où un chuchotement se substitue à l’éclat possible, elles relèvent de la même logique, celle d’un interprète plus soucieux de faire de la musique que de mettre en valeur sa voix. Sans doute peut-on, en hédoniste, regretter les éclats dont il nous prive quand ceux dont il nous gratifie sont galvanisants. Mais il nous semble particulièrement mal venu de reprocher à un chanteur de se comporter en artiste et non en histrion, particulièrement un soir où son émission est quasiment exempte des sonorités en arrière qui créent parfois des perplexités. Tout au long de ce programme, où se mêlent des airs de ses enregistrements passés et à venir, on ne perçoit pas qu’il ait un autre but que celui de servir le texte et la musique, sans jouer le moins du monde au divo. De l’amertume désespérée de Don Carlo, révolté par la décision d’un père tout-puissant, à la soumission passionnée de Rodrigue aux desseins du Père Tout-Puissant, en passant par la foi de Manrico dans son union avec Leonora fût-ce dans la mort, et l’appel déchirant du proscrit Alvaro à celle qu’il croit morte et prie comme une sainte, les puristes sauront chipoter sur tel ou tel accent vocal. Nous les laisserons à leur délectation morose, tant la vie et la noblesse que le chanteur confère à ces personnages rendent émouvantes leurs douleurs au point que la performance passe au second plan. Car, et c’est encore à l’actif de Jonas Kaufmann, il n’en rajoute jamais dans l’effet vocal, on pourrait même dire que c’est son style d’émouvoir le plus en en faisant le moins. D’aucuns ricaneront : il n’est pas à la hauteur ! Nous sommes persuadé du contraire.
A cette première partie italo-française succédait Wagner, dans une progression aussi cohérente. Le monologue de Siegmund dans La Walkyrie, où l’épreuve des appels (« Wälse ! Wälse !) est franchie de façon encore plus triomphale et spectaculaire que dans l’enregistrement, est suivi de deux des Wesendonck Lieder liés par le thème du passage (la mort) qui conditionne le renouveau de la vie, que le ténor s’approprie sans en outrer l’intensité. En guise de conclusion, la vision hallucinée de Parsifal au terme de laquelle il repousse Kundry, où douleur et angoisse sont d’autant plus déchirantes qu’elles sont plus contenues. Même les cigognes qui résident à l’année sur les toits en oublient de craqueter, et le silence dure plusieurs secondes avant que la houle des applaudissements ne submerge l’espace. De tiède après l’extrait de Don Carlo le public est désormais à incandescence. Jonas Kaufmann vient d’imposer ses interprétations avec une maîtrise telle qu’elles en deviennent des références, faisant mentir la réputation des ténors et de leur faiblesse d’esprit. Car au-delà de la beauté vocale que ses moyens lui permettent, c’est la puissance de l’incarnation qui ravit littéralement par sa force prenante, ne laissant aucune place au doute.
Un bonheur ne venant jamais seul, il en est deux autres, l’engagement de l’orchestre et la direction de Jochen Rieder. Composé dans sa grande majorité de jeunes musiciens, l’orchestre de Cadaquès se montre sous un jour flatteur, avec une remarquable section de cuivres, des vents dont certains proprement virtuoses, et des cordes expressives et homogènes tout au long du copieux programme. Même si leurs Wagner n’étaient pas aussi nuancés qu’on aurait pu les rêver leur prestation est sensiblement nourrie d’un enthousiasme qui la valorise. A la tête de l’ensemble, Jochen Rieder séduit d’emblée par la netteté continue des divers plans plans sonores qu’il sait obtenir, ce qui en dit long sur son talent compte tenu du nombre restreint de répétitions ; ses tempi sont à la fois justes et adaptés à un chanteur dont il est un fréquent partenaire depuis une douzaine d’années. Leur entente palpable n’a pas peu contribué à la réussite du concert, que l’enthousiasme inlassable du public a prolongé jusqu’à obtenir que sans se départir de sa réserve élégante le ténor concède un, puis deux, et de standing ovation en standing ovation jusqu’à quatre bis, « Donna non vidi mai… » de la Manon Lescaut de Puccini, le lamento de Federico de L’Arlesiana à faire renifler, et deux airs de Lehar, un tiré de Paganini et l’autre du Pays du Sourire qui annoncent un disque futur. A l’heure du bilan, dira-t-on que le chant de Jonas Kaufmann est raffiné jusqu’à la préciosité, voire jusqu’au maniérisme ? On pourrait. Loin de lui en faire le reproche nous lui savons gré de ne pas se contenter du minimum qui consisterait à faire briller sa voix. Sa démarche artistique est risquée. Elle lui acquiert notre sympathie et notre respect.