De Koningin Zonder Land est le troisième volet de la trilogie issue de la collaboration entre l’écrivain Paul Verrept et le metteur en scène Wouter Van Looy, démarrée en 2006 avec Het Meisje De Jongen De Rivier et poursuivie en 2010 avec Porselein. Au compositeur Jan Van Outryve, auteur de la musique des deux premiers, succède l’anversois Wim Henderickx (lire son interview). Cette trilogie fut commandée et produite par Muziektheater Transparant, centre de production basé à Anvers (Belgique) qui explore les frontières entre l’opéra et le théâtre musical, et tire le meilleur de ses moyens financiers chaque année un peu plus réduits – ce qui est particulièrement désolant, compte tenu de son dynamisme créatif, prospectif et éclectique et des coproductions prestigieuses qu’il noue régulièrement avec les opéras de Paris, Flandres, Lille, Bruxelles et l’Ensemble intercontemporain.
Conte pour enfants prenant pour thématiques la perte et l’amour, De Koningin Zonder Land narre l’histoire d’un roi et d’une reine qui perdent leur royaume à la suite d’une terrible et ravageuse tempête. Durant leur fuite, ils donnent naissance à une petite fille qui, en grandissant, refuse de mettre le pied à terre, reste dans sa cabane ou se déplace uniquement sur un ponton ou des échasses. Elle perd successivement son père, qui devient fou, puis sa mère. A l’âge de 18 ans, elle est couronnée reine d’un pays qui n’existe plus que dans les mots, un pays qui n’existe que parce qu’elle le raconte : elle est « une mémoire vivante, une relique, un dernier exemplaire ». Dans le même temps, elle connaît son premier amour qui l’incite à poser enfin les pieds sur le sol.
D’un point de vue technique, ce nouvel opus de Wim Henderickx n’est pas un opéra, mais un conte musical pour enfants avec symphonie pour voix et percussions, instruments fétiches du compositeur. L’enregistrement de la lecture intégrale du récit de Verrept, en mezza-voce par l’ensorcelante Marie Vinck, est diffusé sur un paysage sonore réalisé en direct, uniquement habité de percussions (incluant waterphone et verres musicaux) et du chant des différents personnages qui se déploie sur des voyelles, entrecoupé de silences. La mise en scène investit totalement le hangar désaffecté dans lequel est jouée l’oeuvre, un lieu différent et bienvenu qui permet d’échapper au rituel parfois pesant et inopportun de l’opéra, et de plonger le public dès son entrée dans un univers singulièrement ésotérique qui vous emporte – vous êtes coupés pendant une heure et quart de la réalité. La nature y est omniprésente, tant dans les images de branches (qui rappellent l’oeuvre de Chiharu Shiota), de fleurs, de la mer et du sable projetées sur le grand écran, que dans le décor sonore qui propage le bruit du vent dans les arbres, dans le décor « matériel » en bois brut, constitué d’une cabane surplombant un ponton, prolongé par une table, deux chaises et une forêt stylisée, et dans les ornements royaux. Les costumes monochromes, tous de couleurs froides, tendent à l’intemporalité.
La reine (Els Mondelaers) © Koen Broos
La réussite de cette nouvelle oeuvre de théâtre musical se mesure à presque tous les niveaux. Les divers éléments (chant, musique, narration enregistrée, projection d’images, déplacements scéniques, éclairage) s’interpénètrent et s’enchaînent avec fluidité et maestria, sans aucun temps mort – le multiple devient Un, exemple abouti d’une oeuvre d’art totale. Les chanteurs sont mis à nu dans leurs émotions, nécessaire pour donner un sens à leurs mélopées abstraites, par moments simplement musées ; le renoncement au verbe galvanise leur expressivité, dans la voix et dans le geste. La soprano Reut Rivka, à l’apparence frêle et au timbre clair et juvénile, incarne une princesse émouvante de fragilité. L’aisance avec laquelle la mezzo-soprano Els Mondelaers passe de la vocalise classique à la rudesse d’une incantation africaine est stupéfiante. Il en est de même pour le baryton-basse Frank Wörner, dont les complaintes de style baroque chantées en voix de tête aboutissent aux délires de l’errance. Aucune grande voix opératique, mais un casting des plus judicieux. La musique de Wim Hendericks, exécutée par les remarquables membres de la formation belge BL!NDMAN, s’intègre avec discrétion dans la trame narrative, qu’il entoure de sonorités tantôt graciles et éthérées tantôt rythmiques et terre-à-terre, réminisences ethniques typiques de son travail. Le seul petit point faible est le non-renouvellement du langage musical, qui émousse l’attention.
Un très beau spectacle pour les enfants, dont les adultes se délecteront des subtilités et de la poésie littéraire, musicale et visuelle.