Harry Kupfer a commencé sa carrière en Allemagne au milieu du siècle dernier et passe pour avoir été, en son temps, un de ceux qui renouvelèrent radicalement la conception des mises en scène d’opéras. Il nous livre aujourd’hui sa magnifique vision du Rosenkavalier, intelligente, généreuse, profondément humaine, avec des tableaux d’une beauté à couper le souffle.
D’immenses photos panoramiques projetées en fond de scène, quelques accessoires, une porte, une fenêtre montés sur des structures mobiles et le décor est posé : Vienne rayonne en majesté, les toits de la ville, les rues de la ville, ses palais et ses parcs, magnifiés en noir et blanc, empreints de pompe et de faste. Et si les gris argent dominent les deux premiers actes, dans le monde des puissants, la couleur apparaît bel et bien dans une ambiance de carnaval au troisième acte, à l’auberge où l’on s’encanaille, qui est située, elle, au fond des bois. Ces décors étant posés, toute l’attention du metteur en scène va porter sur le texte de Hofmannsthal, non pas sur la farce burlesque où il parodie Beaumarchais (et à travers lui Mozart), mais sur le propos philosophique du livret, avec pour principal sujet l’inéluctable fuite du temps. Et du haut de son grand âge, le metteur en scène sait manifestement de quoi il parle, pour rendre si parfaitement perceptible, avec une telle économie de moyen, le sens de chaque mot comme adressé individuellement par l’auteur à chaque spectateur.
Ainsi mise en perspective, l’œuvre se trouve magnifiée, complètement intemporelle, c’est à dire universelle, plus belle que jamais, la somptueuse musique de Strauss entièrement au service du texte. Et peu importe si les scènes de vaudeville du premier acte paraissent un peu surjouées, ou si d’inévitables longueurs surgissent au troisième acte ; le sens est maintenu en permanence, donnant au final un spectacle absolument magnifique, d’une parfaite cohérence et dont certaines scènes – le dernier tableau du premier acte notamment, qui finit sur un clair-obscur à donner des frissons, ou le départ de la Maréchale emmenant Faninal en automobile à la fin du troisième acte – resteront dans toutes les mémoires.
La partie musicale n’est pas en reste ; il est vrai que l’orchestre de Vienne qui parcourt ici son répertoire le plus familier avance tout seul, et que Franz Welser-Möst doit plutôt retenir ses troupes que les stimuler. Que ce soit dans les valses caricaturalement un peu lourdes ou dans le scintillement des bois, le travail des timbres est particulièrement soigné, de même que toutes les interventions solistes où les qualités intrinsèques de chaque musicien ressortent pleinement. L’ouverture du troisième acte est à elle seule un moment de virtuosité étonnant, maîtrisé parfaitement, jusqu’à l’ivresse. La vision du chef est pourtant relativement modérée, loin des épanchements lyriques excessifs qu’on entend si souvent, avec une volonté manifeste de maintenir le cap, c’est à dire la tension dramatique qui traverse toute l’œuvre et ses bouffonnerires, et lui donne son unité.
Silvana Dussmann, Sophie Koch, Mojca Erdmann © Monika Rittershaus
La distribution vocale est, elle aussi, de grande qualité. Elle est dominée par la maréchale de Krassimira Stoyanova, timbre radieux, justesse et diction parfaites. La soprano bulgare, qui aborde ici le rôle pour la première fois, rejoint d’emblée les meilleures de sa génération. Gageons qu’on la demandera souvent pour ce rôle à travers le monde. Autre vedette de la soirée, enfant du pays, la jeune basse Günther Groissböck, qu’on annonçait pourtant souffrant et qui réclamait l’indulgence du public, transcende le rôle par sa présence scénique, aidé il est vrai par un physique athlétique hors normes. Sympathique et truculent voyou aux pulsions irrésistibles, il contourne les difficultés vocales comme il peut, et sauve ainsi la mise. Magnifique prestation également de la part de la mezzo française Sophie Koch (familière du rôle d’Octavian), remarquable par la qualité du médium de la voix (l’aigu est parfois un peu dur), par l’ardeur et la vitalité qu’elle met à défendre son rôle et la subtilité de son jeu face aux exigences du metteur en scène. Mojca Erdmann peine un peu à passer l’orchestre (une partie du duo, lors de la présentation de la rose au deuxième acte est ainsi couverte) mais son timbre est d’une fraicheur délicieuse. Elle évite la mièvrerie, écueil principal du rôle, et campe une Sophie résolue, participant activement à renverser son destin. Fin musicien également, Adrian Eröd en Faninal complète la tête d’affiche. Mais c’est l’ensemble de la distribution qu’on peut féliciter, tant les nombreux petits rôles sont bien tenus, à la fois scéniquement et vocalement, pleinement investis par une mise en scène qui ne laisse personne de côté, participant chacun à la réussite totale de ce spectacle. Jusqu’au clin d’œil optimiste du tout dernier tableau : Mohammed, le laquais de la Maréchale, campé ici par un fort beau jeune homme, bien loin du négrillon qu’on présente habituellement, hume amoureusement le mouchoir de sa patronne, laissant entrevoir (qui sait ?) de nouvelles perspectives…