La presse en a déjà abondamment parlé, le parti pris d’Alvis Hermanis pour ce Trouvère salzbourgeois est à la fois fort et très original : il consiste à situer la totalité de l’action, qui – comme on le sait – se déroule dans un temps fragmenté mais entièrement dans l’Espagne du XVe siècle, dans le cadre très particulier d’un grand musée de peintures, murs cramoisis et cadres dorés, où sont exposés quelques uns des meilleurs chefs-d’œuvre de la Renaissance, et où évoluent des visiteurs, l’équipe des gardiens et gardiennes, très vite remplacés par les personnages sortis des tableaux, les uns se substituant rapidement aux autres. Les visiteurs, touristes en short et basket bien représentatifs de notre époque, rappellent de temps à autre la contemporanéité du propos. Le metteur en scène s’en explique en disant qu’il lui paraissait impensable de monter Le Trouvère sans référence aucune à l’époque du livret, et en tirant argument du fait que les musées sont des lieux de mémoire où passé et temps présent se côtoient harmonieusement. Montés sur panneaux mobiles, les tableaux bougent au cours du spectacle, un peu comme si le visiteur parcourait les salles les unes après les autres, le metteur en scène s’attachant alors à trouver des correspondances entre le sujet des tableaux et la scène en cours. La référence permanente à la grande peinture permet par ailleurs des costumes absolument splendides (Eva Dessecker), uniformément rouges, un rouge sombre et profond, couleur du sang, couleur de la passion, inspirés de la Renaissance qui placent le spectateur d’emblée au cœur de l’action, dans une esthétique forte et cohérente, très propice au déroulement du drame. Certes, une conception aussi radicale et relativement éloignée de la lettre du livret apporte son lot de contraintes et fonctionne, selon les différentes scènes, avec plus ou moins de bonheur. Le parti sera cependant maintenu jusqu’au dernier acte : les tableaux ont étés décrochés, le musée semble en réfection ou en voie d’abandon, c’est comme un monde qui s’écroule. On ne verra pas le sang couler, on n’aura pas la vision du bûcher, seulement le sentiment que tout combat est vain puisqu’à la dernière scène, vainqueur et vaincus auront tous tout perdu.
Placido Domingo (Luna) et Riccardo Zanellato (Ferrando) © Salzbuger Festspiel / Forster
Le spectateur, lui, aura tout gagné car c’est une distribution réellement exceptionnelle, inoubliable, qui se trouve ici réunie. On ne présente plus Anna Netrebko, diva parmi les divas : timbre d’une richesse incomparable, contrôlant chaque inflexion de sa voix de velours, elle est une Léonore vibrante, amoureuse, émouvante, sans aucune dureté, absolument souveraine et magnifique, justifiant pleinement la réputation phénoménale qui est désormais la sienne. Comme stimulée par sa partenaire, l’autre diva de la soirée n’est pas moins remarquable : Marie-Nicole Lemieux campe Azucena avec une conviction tout simplement éblouissante, vivant avec intensité, avec intelligence chaque situation, totalement investie dans son rôle, tant vocalement que scéniquement. Ses moyens vocaux sont gigantesques, la richesse du timbre – ici aussi – allant de paire avec une virtuosité sans faille. Tour à tour terrible et tendre, émouvante de bout en bout, elle donne une consistance dramatique à chacune de ses interventions, et sera d’ailleurs saluée par le public à l’égal de la soprano, ce qui est en soi une performance ! Dans un rôle plus modeste, Diana Haller (Inès) complète heureusement la distribution féminine.
Mais les rôles masculins ne sont pas en reste. Le ténor génois Francesco Meli possède lui aussi des moyens vocaux fabuleux, une élégance naturelle et un allant qui lui permettent d’aborder le rôle titre en confiance et sans complexe, sous la bienveillante tutelle d’un illustre Manrico du temps passé, Plácido Domingo, qui le chanta si bien et si souvent, et qui campe cette fois, reconversion oblige, le rôle de Luna. L’ancien ténor n’a peut-être pas toutes les couleurs nécessaires dans le grave de la voix, mais il y donne une telle intensité, une telle autorité, une telle justesse que toutes ses interventions font frémir. Riccardo Zanellato (Ferrando) possède aussi un timbre très riche, à la fois coloré et sombre, et une belle présence scénique qui lui permettent de tenir parfaitement son rang au sein de cette distribution remarquable.
Daniele Gatti, dont on connaît la passion profonde et les compétences dès qu’il s’agit d’opéra italien, a choisi des tempi relativement lents – cela met particulièrement bien les voix en valeur – mais ôte peut-être un peu de son brillant à la partie orchestrale, pourtant tenue avec beaucoup de soin par le Wiener Philharmoniker. Le grand avantage de ce parti, quand on a à diriger d’aussi grandes pointures, est de donner aux chanteurs la liberté de développer complètement la ligne vocale, particulièrement dans les ensembles, qui trouvent alors le plein épanouissement de leur dimension lyrique. Les chœurs, traités par grandes masses, font alors écho aux ensembles en parfaite continuité, la musique de Verdi ressortant pleinement magnifiée pour le plus grand bonheur de tous.