Astana Opera entreprend une tournée qui après New York et Toronto fait escale à Paris. Les voyages forment la jeunesse. Cette institution lyrique, voulue par le président de la République du Kazakhstan a vu le jour il y a tout juste un an. Un tour du monde veut mieux la faire connaître. « Nous devons montrer notre talent et conquérir le cœur de nombreux admirateurs qui auront envie de visiter notre unique et beau théâtre* » explique son directeur Toleguen Muhamedjanov.
L’objectif est ambitieux. Le Kazakhstan ne figure pas à la croisée des chemins lyriques. L’énergie avec laquelle Abzal Mukhitdinov dirige les pièces symphoniques en première partie est proportionnelle à l’effort de persuasion nécessaire pour convaincre le mélomane d’oser le voyage. Alan Buribayev après l’entracte aura la baguette moins impétueuse. L’orchestre, formé à 90% de jeunes musiciens, n’en sonnera que mieux. Le violoniste Erzhan Kulibayev est présenté comme le Paganini de notre temps. Sa virtuosité le confirme. Denis Matsuev frappe de ses dix doigts son 2e concerto. Existe-t-il un numéro d’urgence pour pianos battus ? Le public en redemande. Pas nous. Tant pis pour Rachmaninov ; nous sommes là pour Attila. Sauf que l’opéra de Verdi, présenté souvent comme une enfilade de cabalettes, se prête moins qu’un autre à une version de concert. Détachés de leur contexte dramatique, les numéros deviennent prétextes à démonstration vocale. Un air et puis s’en va. Il faut marquer un maximum de points en un minimum de temps. L’exercice n’est pas de ceux qui favorisent la nuance. Préoccupés de sons, Alberto Gazale et Massimo Giordano négligent l’expression. Comment faire autrement ? Foresto et Ezio sont dans cet opéra de jeunesse des marionnettes suspendues aux fils de la convention. Le ténor est vaillant, le baryton héroïque, ce n’est déjà pas si mal. Le premier, lirico converti spinto, n’est pas vraiment à sa place dans un ouvrage encore imprégné de bel canto. Les aigus sont pris en traître, l’intonation hasardeuse, la ligne rudoyée. Le second se défonce dans la cavatine, oubliant que l’usage la fait suivre d’un mouvement rapide tout aussi intransigeant – la cabalette. Commencé en fanfare, empoigné, et mordu d’un timbre mâle avec une hargne réjouissante, « Tregua e cogl’Unni » finit à bout de souffle. Les chœurs, nombreux, sont aussi des fantassins. Sous leurs pas, l’herbe ne repousse pas. La partition les veut plus tard ermites sans que l’on remarque la différence.
Il faut la romance d’Odabella pour que le propos se tempère. Considérée comme la plus grande soliste kazakhstanaise, Zhupar Gabdullina appartient à cette catégorie de sopranos kamikazes qui comptent à leur répertoire Aida, Leonora du Trouvère et Turandot. Comme souvent chez ces voix intrépides, la capacité à soudain maîtriser le flot de décibels surprend. Alors que précédemment la vocalise était tracée à grands traits violents, la pointe s’affine. La guerrière s’efface, la vierge transparaît tandis que le chant prend son envol et atteint sans faillir les plus hautes notes. Le style semble alors moins discutable même si de style, il ne sera vraiment question qu’après, lorsqu’Attila, tiré de son sommeil par une vision cauchemardesque, entreprend de raconter son rêve en un récit haletant. Bien que structuré en deux parties, l’air semble moins conventionnel, parce que Verdi se montre dans cette page plus inspiré et parce qu’Ildar Abdrazakov sait lui donner l’ampleur nécessaire. Le style donc – une noblesse d’accent, un élan porté par le souffle qui fait que la phrase se déroule animée, souple, égale – ; le geste – Abdrazakov connaît son Attila qu’il a déjà interprété sur scène, à Rome notamment ; il ne le chante pas, il le vit – et la voix, longue, sombre sans être charbonneuse, soyeuse, altière. Par cette voix, Attila ici est roi.
* voir diaporama ci-dessus