Dire qu’une représentation d’opéra relève de l’alchimie est une évidence. De la rencontre entre œuvre, mise en scène, direction d’orchestre, artistes – entre autres – dépend la réussite de la soirée, on le sait. Assister à la conjonction de ces différents facteurs reste un miracle dont on ne se lasse pas d’être le spectateur privilégié. Ah, vivre ce moment magique où, après avoir lentement convergé, les éléments fusionnent et, ressentir, vive, l’émotion qui jaillit de cette fusion. C’est cette expérience unique que propose l’Opéra de Liège avec la reprise de la production de Luisa Miller déjà présentée en 2005.
Le « moins bruyant » des opéras de jeunesse de Verdi, dixit Abramo Basevi – premier musicographe à avoir tenté de classifier l’œuvre du compositeur italien –, ne l’est peut-être pas assez pour occuper une place de choix au répertoire. Ouvrage de transition, adapté d’une pièce de Schiller par Salvatore Cammarano – qui n’est pas le meilleur librettiste avec lequel Verdi ait collaboré –, Luisa Miller ne serait que mélodrame si l’on n’y décelait déjà les germes des chefs d’œuvre à venir, La traviata notamment avec cette scène frappante où Wurm impose à l’héroïne de renoncer à son amour, tel Germont contraignant Violetta à quitter Alfredo. Face à cet opéra hybride, Jean-Claude Fall ne cherche pas à surligner les références, pas plus qu’il ne s’obstine à débusquer un message caché – qui d’ailleurs n’existe pas. La seule digression qu’il s’autorise est de nature vestimentaire. Les costumes situent l’action dans l’Italie néo-réaliste du milieu du XXe siècle. Sa réflexion s’articule autour d’un dispositif dont la simplicité ne saurait masquer l’ingéniosité. Un simple plateau légèrement incliné dévoile, par l’action de bras articulés, l’antre obscur du comte Walter. Ici se trament les noirs complots qui auront raison de l’union de Luisa et Rodolfo quand, en haut, une forêt stylisée traduit l’univers villageois. Deux mondes s’affrontent : le bien, le mal et en filigrane, aristocratie et bourgeoisie. A la séparation, les amants préfèrent le poison. Les arbres déracinés couchés sur le sol au 3e acte prennent alors valeur de symbole. Ce parti-pris littéral et stylisé s’appuie sur un rapport décomplexé à l’ouvrage. Le naturel du mouvement assume son statisme lorsque la musique, encore figée dans la convention, le suggère. Airs et ensembles sont chantés debout, hors du cadre de scène, face au public sans que cette attitude ne semble en rien rétrograde. Place alors au chant, tout simplement, puisque le compositeur choisit de lui donner la primauté.
© Opéra royal de Wallonie
Et de chant, il est naturellement question lorsque deux vétérans du bel canto, Gregory Kunde et Patrizia Ciofi, s’emparent ici pour la première fois de leur rôle. Après un Manrico triomphal à Venise suivi d’Otello à Turin et avant Riccardo à Bologne en janvier, le ténor oriente actuellement vers Verdi une carrière dont la pluralité ne cesse de surprendre*. La voix d’une puissance décuplée se plie sans la moindre difficulté à une écriture pourtant tendue. La patine sied à l’email, comme les cheveux gris à certains quinquagénaires. L’aigu, inaltéré, demeure coup de poing. La vaillance ne prend jamais le pas sur l’élégance. L’investissement hors pair, cette énergie farouche avec laquelle Kunde empoigne le personnage de Rodolfo, réussit à rendre crédible le portrait par un homme mûr d’un adolescent au romantisme impulsif.
A cette maturité et cette intelligence, répond point par point en totale osmose la Luisa de Patrizia Ciofi. Toujours un peu longue à prendre ses marques, la soprano transcende par l’engagement ses limites naturelles. Peu à peu, la voix oublie les efforts qu’elle doit déployer pour entrer dans un moule qui ne lui correspond pas exactement. Les pichiettati d’abord esquissés dans « Lo vidi, e ‘l primo palpito » se concrétisent au troisième acte lors du duo avec Miller, avant une scène finale d’une évidence telle que les quelques réserves susceptibles d’être émises sont balayées d’un coup d’un seul. Comme d’habitude serait-on tenté d’ajouter tant Patrizia Ciofi est coutumière de ces interprétations qui renvoient toutes analyses à leurs limites.
Dans ce troisième acte d’une modernité d’écriture digne des ultimes opéras de Verdi, Nicola Alaimo se hisse à la hauteur de ses partenaires. Si le souffle avait pu sembler court dans son premier air, aucune réserve ne vient ici atténuer l’impact de son baryton noble et délié. Le reste du plateau se place au diapason. Bálint Szabò est un Wurm noir, d’une de ces noirceurs dont on aime, fasciné, contempler l’abîme malfaisant. Federica capiteuse, et somme toute sympathique, Christine Melis réussit à sortir son personnage de l’ombre dans laquelle Cammarano l’a assigné. Seule la vocalisation sommaire et l’émission schizophrénique de Luciano Montanaro prêtent à discussion. Mais ce Comte Walter à la personnalité ambiguë, partagé entre amour filial et ambition machiavélique, peut sans contresens déroger aux règles stylistiques.
Portés par la direction alerte de Massimo Zanetti, chœur et orchestre de l’Opéra de Liège se présentent sous leur meilleur jour. Une telle lecture acérée, inquiète sans agitation, enlevée sans précipitation, participe à cette alchimie exceptionnelle dont on espère que la retransmission sur Culturebox jeudi prochain, 4 décembre, parviendra à restituer l’entière magie.
* Lire à ce sujet son portrait dans notre encyclopédie subjective des ténors