Spectacle très attendu par le public bruxellois, le Don Giovanni de Krzysztof Warlikowski était présenté pour la première fois à la Monnaie ce mardi, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a laissé personne indifférent.
Le concept global du metteur en scène polonais peut – à peu près – se résumer ainsi : le libertinage est une perversion, une névrose relevant du domaine de la santé mentale, Don Giovanni et tout son entourage en sont atteints à des degrés divers, et le spectacle va dérouler, sous nos yeux ahuris, les turpitudes de ces messieurs dames. Donna Anna devient ainsi une nymphomane insatiable, passant allègrement du statut de victime à celui de complice, Donna Elvira en reprendrait bien un peu, elle aussi, Don Giovanni perd sa santé à satisfaire ces dames – le meurtre du commandeur semble lui avoir considérablement déréglé le cerveau – et ne recouvre la vigueur qu’à coups d’adjuvants illicites. Don Ottavio lui vient en aide à l’occasion, Leporello est une sorte de double de son maître (l’idée n’est pas neuve), Zerlina, une fieffée coquine qui n’a peur de rien ; seuls Masetto et le Commandeur sont à peu près conformes à la tradition.
Le problème, devant un tel parti pris, est que l’attitude des personnages ne relève plus de l’exercice excessif de leur liberté d’homme ou de femme, mais au contraire de leur asservissement à un état mental dont ils deviennent les victimes. Outre que l’œuvre y perd complètement son caractère de dramma giocoso, la mise en scène passe à côté de son sujet : le comportement de Don Juan n’est plus scandaleux puisqu’il n’est pas délibéré, il est simplement affligeant.
Comme on pense s’adresser à un public inculte, qui ignore tout des règles sociales de l’ancien régime, et qu’il est de bon ton aujourd’hui de lui expliquer que c’est de lui que l’on parle, l’action est adaptée au monde contemporain. Surgit alors la difficulté de transposer la transgression, les règles morales de notre temps s’étant modifiées par rapport à celles du XVIIIe siècle. C’est ainsi qu’on verse dans l’outrance, sans pour autant renforcer en rien le propos initial, bien au contraire.
Du libertinage, ce spectacle à l’esprit étriqué ne retient que la débauche des sens et occulte tout l’aspect philosophique, existentiel ou plus simplement épicurien ; vision hautement subjective du metteur en scène, qui nous éclaire largement sur ses fantasmes, mais ne nous apprend rien ni de Mozart, ni de Da Ponte, ni du siècle des lumières finissant. On a à plusieurs reprises le sentiment que le spectacle, dans son orgueil démesuré, est en opposition avec la musique, ou qu’il lutte avec elle. Les chanteurs sont souvent mis inutilement en difficulté par la mise en scène, à devoir chanter dans des postures impossibles des airs réputés pour leur difficulté technique. Une danseuse callipyge (Rosalda Torrès Guerrero) ondule de la croupe pendant toute la fin de l’acte I (un peu inspirée du Eyes wide shut de Stanley Kubrick), mais son rythme, dans la plus grande confusion, est totalement sourd à la musique qui l’entoure.
La veine créatrice du metteur en scène s’épuise au fil du second acte, avant la scène du dîner,très brillamment inspirée de Peter Greenaway. La fin du spectacle connaît elle aussi son lot d’incongruité, on verra la même danseuse transformée en prêtresse d’une tribu africaine vivre une véritable transe à mesure que le destin emporte Don Juan aux enfers. Fausse sortie, faux saluts avant le sextuor final rappellent que Mozart n’a rajouté cette scène que pour satisfaire la censure de l’époque.
Reste que les moyens mis en œuvre ne manquent ni d’ambition ni de grandeur ; la réalisation technique est admirablement aboutie, la caractérisation des personnages bien élaborée, avec intelligence et raffinement, dans un décor aux éclairages d’une grande froideur (Malgorzata Szczesniak, la décoratrice a également réalisé les costumes – on retiendra surtout les chaussures…), dominé en avant-plan par un écran transparent servant de support aux projections vidéo très réussies, qui mêlent une petite scène de drague ordinaire dans le métro finissant en triolisme (pendant l’ouverture), des gros plans sur le visage des chanteurs à différents moments clés de l’action (très éclairant sur la définition des personnages) ou un petit dessin animé porno plein d’un joyeux entrain à l’entame du second acte.
Quelques traces d’humour ponctuent le spectacle çà et là (l’air du catalogue illustré par les vidéos vaguement aguichantes d’un site de rencontres), de nombreuses allusions érotico-pornographiques très explicites émaillent le propos en guise d’illustration, pour ceux – pétris de morale répressive – qui pensent encore que le sexe est subversif. Le tout est triste, ennuyeux et lent.
Julie Mathevet (Zerlina), Jean-Sébastien Bou (Don Giovanni), Rinat Shaham (Donna Elvira) © Bernd Uhlig
La même lenteur exaspérante envahit la direction musicale de Ludovic Morlot, autre grande déception de la soirée. D’une baguette lourde et sans finesse, il dirige un orchestre dépourvu de couleur, pas vraiment à la hauteur d’une maison comme la Monnaie. Et la distribution, très alléchante sur papier, ne tient pas toutes ses promesses. Certes, le Don Giovanni Jean-Sébastien Bou est une bonne surprise : le timbre solide, il brille par un jeu d’acteur très intense – d’ailleurs admirablement relayé par la vidéo – et réussit à imposer un personnage aux définitions troubles et multiples. Le Leporello d’Andréas Wolf est un peu pâle à ses côtés. Commandeur au-dessus de toute critique, Willard White s’impose tant par la voix que par la stature, idéale l’une et l’autre. Et Jean-Luc Ballestra fait un Mazetto tout à fait honorable, quoique qu’un peu moins caractérisé que ses partenaires. Barbara Hannigan a la voix trop légère pour faire une Donna Anna crédible, émouvante, ou simplement dramatique. Des imprécisions de justesse, des décalages et des baisses d’intensité vocale émaillent la ligne musicale. La chanteuse se donne beaucoup de mal, en revanche, pour parfaire avec succès son rôle de salope. Topi Lehtipuu (Don Ottavio) lui aussi, chante en dessous de sa réputation. Manque de continuité et de tension dans la ligne vocale, difficultés dans les vocalises, instabilité d’intonation, il se trouve à différentes reprises en difficulté. La Zerline de Julie Mathevet est à peine suffisante pour passer la rampe, et l’ingénuité lui étant refusée, il lui reste peu d’outils (de moyens ?) pour caractériser musicalement son personnage. Rinat Shaham (Donna Elvira) s’en tire mieux : très belle voix dans le registre grave, efficace sur le plan dramatique, elle apporte davantage de soin à sa prestation. Les chœurs, que le metteur en scène se refuse à laisser monter sur le plateau, sont donc relégués au fond de la fosse, ce qui n’aide pas à leur mise en valeur.
Le public partagé qui a abondamment hué le premier acte a été plus indulgent pour les chanteurs à la fin du second, réservant ses plus retentissants sifflets au metteur en scène et à ses équipes, que le directeur de la maison, un peu esseulé, s’obstinait à arroser des ses bravos.