« Au musée » répond Lord Sydney à Don Profondo quand ce dernier dans Il viaggio a Reims lui demande où trouver « le glaive de Fingal, la cuirasse d’Arthur, la harpe d’Alfred… ». Malheureux, qu’a-t-il dit ! A la recherche d’une solution pour représenter la vaste cantate scénique composée par Rossini à l’occasion du sacre de Charles X, Damiano Michieletto prend la proposition au pied de la lettre, d’autant mieux que l’idée depuis quelque temps est dans l’air sans avoir jusqu’à présent convaincu de son bien-fondé (cf. Il Trovatore à Salzburg ou plus récemment I Capuleti e I Montecchi à Venise). Exit l’Hôtel des bains à l’enseigne du Lys d’or, c’est dans une pinacothèque que se déroule l’intégralité de l’action. Madame Cortese en est le conservateur, Don Profondo devient commissaire-priseur, Corinne une étudiante en histoire de l’art et les autres personnages des sujets de tableaux. Pourquoi pas ? Le metteur en scène vénitien rappelait dans Un ballo in maschera à Bologne pas plus tard que la semaine dernière combien il est passé maître en matière de transposition. Sauf qu’à Amsterdam, le procédé tourne au contresens : décalage proche de l’absurde entre le texte et les situations représentées, déliquescence des rares enjeux dramatiques d’un ouvrage dépouillé de sa maigre trame. De l’action extrapolée par Luigi Balocchi à partir du roman de Madame de Staël, il ne subsiste que la querelle amoureuse entre Don Alvaro et le comte de Libenskof. Mais ce serait mésestimer le talent de Damiano Michieletto de penser que son travail puisse se satisfaire de la déclinaison ad nauseam d’un même procédé, fût-il prétexte à redoubler d’inventivité et à exposer une débauche de costumes et de décors inhabituels en ces temps de disette budgétaire. La succession des numéros n’a d’autres intentions que de préparer le tableau final, reproduction grandeur nature du sacre de Charles X peint par François Gérard. La scène est si spectaculaire qu’elle met debout la salle entière du Nationale Opera, du premier rang du parterre jusqu’au dernier du 2e balcon. Allez ensuite faire la grimace !
© Clärchen&Matthias Baus
Que retenir alors de ce Viaggio à Reims si l’on n’en a pas, comme nous, goûté l’entière réalisation scénique ? En premier lieu, le couple formé par Anna Goryachova (Melibea) et Michael Spyres (Libenskof), elle charmante de silhouette et de timbre dans un rôle taillé à l’exacte mesure de son mezzo-soprano capiteux (au contraire de L’italienne à Alger en 2013 à Pesaro qui soulignait les limites inférieures de la tessiture), lui usant de la longueur de sa voix à des fins expressives (au point de provoquer l’hilarité du public par d’incroyables sauts d’octave), le grave imparable, le suraigu moins solide mais infaillible, le chant d’une agilité à toute épreuve, courageux à force de vaillance et intelligent à force de nuances. Citons aussi Eleonora Buratto dont la pureté de la ligne et la longueur de souffle conviennent à Corinne, quand bien même l’improvisation finale, délicatement ornée, laisse apparaître quelques signes de fatigue. Juan Francisco Gatell a désormais suffisamment d’épaisseur pour ne pas faire de Belfiore un blanc-bec, sans pour autant s’autoriser la moindre concession à la virtuosité et à l’éclat. Nicola Ulivieri (Don Profondo) tire tout le profit possible de « Medaglie incomparabili » par sa maîtrise du débit syllabique et les ressources comiques d’un chant qui sait balayer le bottin des accents européens. Roberto Tagliavini réussit l’examen de passage d’un « invan strappar de core », trop appliqué cependant pour donner à ce pastiche d’opéra seria sa dimension amoureuse et extatique. Si bon baryton soit-il, Mario Cassi est inévitablement léger pour le rôle de Don Alvaro, créé par la basse légendaire, NIcolas Levasseur. Carmen Giannattasio et Nino Machaidze prouvent, si besoin était, que l’audace n’est pas une condition suffisante à l’interprétation de Cortese et Folleville. L’une comme l’autre n’hésitent pas à prendre des risques mais l’absence de style pour la première, la pauvreté du vocabulaire pour la seconde réduisent l’impact de leurs efforts. Stefano Montanari a de Rossini une lecture que l’usage de contrastes et d’élans romantiques invitent à qualifier de beethovenienne. Les deux compositeurs étant contemporains, il n’y a pas forcément antinomie mais, la rumeur de mécontentement au milieu des acclamations lors des saluts suggère que le parti-pris ne fait pas l’unanimité. On peut dénaturer le livret du Viaggio en l’enfermant dans un musée mais sa partition reste sacrée. Quelque part, c’est rassurant.