Abstraction ou réalisme ? Cette production de Norma née à Turin il y a une quinzaine d’années opte pour la deuxième option, avec menhirs, guerriers chevelus et broches en veux-tu en voilà et, dès la première scène, la statue vandalisée de l’empereur romain qui explicite l’hostilité des Gaulois envers leurs occupants romains. Seulement la solution technique choisie pour les changements de lieu, des panneaux verticaux coulissant latéralement, n’a pas que avantages : même si des toiles peintes, en arrière-fond, ouvrent l’espace, la prédominance de ces pseudo parois rocheuses fait de la tribu un peuple cavernicole, et on s’attend, dans leur jeu incessant, à entendre « Sésame ouvre-toi ! ». On ne peut nier le soin que William Orlandi a mis à varier, dans les décors, les points de vue du spectateur en tenant compte de l’évolution de la situation, par exemple en montrant de profil l’autel déjà vu de face, ou en représentant la statue initiale réduite à l’état de ruine après la profanation du temple. Mais cette relative rigueur est mise à mal par des costumes, dont il est aussi l’auteur, pour le moins discutables. Passons sur les manteaux dépenaillés des soldats, mais Oroveso semble sorti de Star Trek, la tenue de Norma est un mixte de la Médée de Pasolini et de la Macareña, les manteaux des vierges gauloises pourraient servir de saris pour Lakmé… Tout cela mis ensemble crée par moments des effets d’un kitsch assuré, d’autant que la mise en scène de Alberto Fassini, que l’on suppose fidèlement reprise par Vittorio Borrelli, ne répugne pas aux clichés, la marche de Norma tenant le poignard de l’infanticide en disputant le clou à celle des offrandes et de la faucille. Par ailleurs la gestion des mouvements d’ensemble vise inlassablement à une répartition dans l’espace qui satisfasse à la symétrie et compose ainsi des tableaux parfaitement dépourvus de vie théâtrale mais superbement éclairés par Juan Manuel Guerra. Ainsi le réalisme a-t-il tourné court et s’est-il converti en académisme pur et simple.
Daniela Schillaci (Norma) et Sonia Ganassi (Adalgisa) © Guillermo Mendo
Si donc l’aspect théâtral du spectacle n’a rien d’exaltant, le versant vocal et musical réserve d’autres satisfactions même s’il n’est pas irréprochable, à cause du rôle-titre. Engagée pour remplacer Angela Meade, initialement prévue, Daniela Schillaci a déjà chanté Norma en Sicile et en Sardaigne. En a-t-elle les moyens ? Sans doute les intentions sont-elles là, mais la voix est trop légère pour la majeure partie du rôle. Stridences dans les hauts de l’aigu, agilité modeste, faible mordant, ce sont les limites qu’un rôle surexposé met en lumière et dont elle a peut-être conscience, ce qui donne par moments un caractère très appliqué à son chant, étranger au charme mélodieux censé captiver l’auditeur. Elle recueillera pourtant un beau succès aux saluts, alors que « Casta Diva » s’était éteint dans un silence pesant. Adalgisa en version traditionnelle de mezzo, Sonia Ganassi n’a plus rien à prouver dans un rôle qu’elle a fait sien depuis longtemps. On pourrait craindre alors une interprétation de routine ; il n’en est rien, et tout en ciselant la moindre inflexion, elle réussit une fois encore à nous faire croire aux émois de la jeune fille amoureuse sans rien sacrifier de l’écriture belcantiste qu’elle maîtrise en virtuose accomplie pour le bonheur de l’auditoire. L’objet de leur rivalité trouve en Sergio Escobar un interprète de qualité, assez puissant pour camper le guerrier et assez nuancé pour que la sentimentalité du personnage, qui déterminera son destin final, soit perceptible dès sa scène initiale. S’il lui arrive de préparer un aigu la plupart sont lancés crânement ; la présence scénique est bonne et il recueille lui aussi un vif succès. On pourrait souhaiter une voix plus profonde pour Oroveso, mais on ne peut dénier à Ruben Amoretti une musicalité et une dignité qui font du chef gaulois un père noble au bon sens du terme. Mireia Pinto, Clotilde empressée et compatissante et Vicenç Esteve Madrid, confident discret, complètent dignement la distribution.
Méritant d’être cités à part, les chœurs maison. Particulièrement nombreux, ils séduisent par la musicalité de leurs interventions, et l’on comprend le « Viva el coro » lancé à leur endroit. Leur directeur, Iñigo Sampil, est justement associé par Maurizio Benini aux saluts en première ligne. On comprend, en assistant à cette exécution de Norma, la réputation du chef d’orchestre. Il soutient sans relâche le plateau, offrant probablement aux chanteurs la sécurité et le confort maximum, dans les limites de son interprétation. Mais autant il veille à faire de l’orchestre le support discret mais expressif des voix, autant dès qu’il le peut il en libère les couleurs et en marque les rythmes, et la réponse des musiciens est d’une constante et ponctuelle souplesse. A cet égard l’ouverture apparaît, rétrospectivement, comme un condensé de sa méthode, attentive à la construction et soucieuse des motifs. Il y a du licier chez ce chef. Le public de La Maestranza l’a-t-il compris ? Il l’accueille avec chaleur aux saluts, mais Norma l’emporte à l’applaudimètre. Confusion des valeurs ? (Un dernier mot enfin pour mentionner le riche effectif de l’Orchestre Jeune d’Andalousie qui donne à la musique en coulisse à la fois sa densité et des effets de lointain très réussis. Cette participation témoigne d’une volonté d’aller de l’avant malgré les difficultés économiques persistantes, qu’on salue profondément.)