Si à Marseille on ne présente plus Patrizia Ciofi, qui y a un fan club, Clémentine Margaine y est moins connue, en dépit de sa prestation remarquée dans Les Troyens en juillet 2013. Est-ce pour cela que ce concert lyrique, proposé dans le cycle des soirées de l’Orchestre Philarmonique de Marseille, n’a pas attiré la foule ? Certes, un théâtre de dimensions plus modestes aurait paru archicomble. Néanmoins ce demi-succès d’affluence reste mystérieux : était-ce la date ? Etait-ce la crise ? Le premier tiers provisionnel ? Car le programme, composé à partir d’œuvres écrites entre 1781 et 1853, avait tout pour flatter les goûts des amoureux de l’opéra italien nombreux ici.
Pour la partie purement orchestrale, les ouvertures du Barbier de Séville et de Semiramide et celle de Roberto Devereux. Un tube, un galop d’essai pour de la saison prochaine, et un écho des mémorables concerts de 2011. L’orchestre se montre à son meilleur, cors moelleux, bois chantants et flûtes labiles, cuivres harmonieux, cordes homogènes aux pizzicatti aériens, c’est un sans faute pour l’ensemble qui fête cette année ses 50 ans. Malheureusement cette exécution, si elle est irréprochable sur le plan technique, laisse bien à désirer sur le plan expressif. Si l’ouverture de Roberto Devereux a l’élan rythmique, la charge passionnelle et la séduction mélodique espérés, celle du Barbier a manqué de vitalité et de brillant et celle de Semiramide, où se succèdent lenteurs excessives et platitude métronomique, n’avait ni la grandeur ni la force d’autres lectures. Luciano Acocella avait-il choisi la prudence ? Sa direction ne nous a pas conquis, même si elle a le grand prix d’accompagner au plus près les chanteuses, en cela exactement secondée par l’orchestre.
Conçu autour du répertoire de Patrizia Ciofi le programme lui permet de reprendre et d’explorer des titres, anciens, récents ou peut-être futurs (Norma ?), qui ont tous en commun une héroïne malheureuse. De Maria Stuarda à La Traviata jusqu’à Luisa Miller et l’Elettra d’ Idomeneo, ils présentent toutes les facettes du désespoir, allant de la nostalgie et des craintes de la première à l’amour-propre ulcéré jusqu’à la folie furieuse de la dernière, en passant par la déchirante agonie de Violetta, tendre et bonne fille, comme l’est Luisa Miller, dans la prière ardente et indignée qu’elle adresse au Ciel. Ces personnages émouvants au zénith de leur souffrance, la soprano italienne les fait vivre avec l’intelligence interprétative, la sensibilité et la musicalité qu’on lui connaît et qui ont assis sa réputation artistique. Mais malgré la subtilité des nuances et l’intensité expressive qui donnent à chaque extrait un naturel paradoxal, la maîtrise technique superlative ne peut empêcher que la voix, qui sonne d’abord ouatée avant de se libérer n’accuse dans la zone aigue des problèmes d’émission dont des rictus douloureux témoignent. Aussi le plaisir espéré de ce rendez-vous n’est ni complet ni continu. Mais comment en faire grief à la soprano ? On sent qu’elle se donne au maximum de ses possibilités pour répondre à l’amour que lui disent les applaudissements et les ovations. Elle ira ainsi, telle une funambule incertaine jusqu’au dernier pas de ne pas chuter, jusqu’à la fin du programme et elle ne s’avouera vaincue que lors du deuxième bis, lorsque, terrassée par la toux, elle devra abandonner Clémentine Margaine dans le duo de Lakmé. Patricia Ciofi ? Ce soir, Patrizia Courage.
Présente en vedette américaine (deux airs solistes pour quatre à sa consoeur) Clémentine Margaine déploie dans l’air de Neris tiré de la Medea de Cherubini le tissu somptueux d’un long métrage de mezzosoprano, aux aigus faciles, au medium plein et aux graves sonores. La voix sonne très légèrement en arrière et le ton nous semble un rien placide, pour exprimer l’attachement passionné du personnage à Medea, comme si la beauté du son était privilégiée. C’est un peu pour la même raison que l’air de Leonora dans La Favorita – pourquoi en italien, quand l’interprète est française ? – s’il soulève l’enthousiasme de la salle, ne nous comble pas, même si l’homogénéité, la tenue et l’ampleur de la voix s’imposent sans discussion comme des atouts de grand prix.
Pour les hédonistes, les duos devaient être les sommets, d’abord celui de l’acte I scène 5 de Capuleti e Montecchi avant l’entracte, puis celui entre Norma et Adalgisa de l’acte II en fin de programme. Peut-être en raison de la fragilité de la soprano, peut-être à cause de répétitions en nombre limité, le Romeo de Clémentine Margaine, pour séduisant que soit le timbre et convaincante la conviction, semble néanmoins légèrement bridé par le souci de se modeler sur la Giulietta de Patrizia Ciofi, ce qui prive un peu d’élan cette grande effusion. Ce souci est nettement moins perceptible dans le « Mira o Norma » si bien que l’on peut savourer davantage le mariage des timbres, vraiment exquis, et qui déchaine les clameurs. Un premier bis, celui de Nicklauss et Giulietta des Contes d’Hoffmann prolonge le charme, malgré les précautions à nouveau perceptibles, et permet d’apprécier l’amélioration constante du français chanté par Patricia Ciofi. Celle-ci semble bien consciente d’avoir atteint la limite de ses forces et prévient l’assistance, avant le bis suivant, qu’elle n’est pas sûre de pouvoir le terminer, en raison de l’inflammation de la trachée. Et c’est malheureusement ce qui se produit, quand une quinte de toux l’oblige à quitter la scène quelques mesures avant la fin du duo Lakmé-Mallika, harmonieux délice que Clémentine Margaine achève seule, un peu déconcertée. C’est dans une suite d’ovations que prend ainsi fin cette soirée de musique, dont la vedette, en se comportant en héroïne, s’est gagné une fois de plus l’admiration affectueuse des Marseillais.