C’est toujours une gageure de donner Simon Boccanegra, dont la version révisée de 1881 fait une œuvre riche et profonde, dans laquelle on a pu voir une somme de l’œuvre de Verdi et la reprise d’un schéma – de la malédiction au renoncement – semblable à celui du Ring wagnérien. Mais surtout, il y faut, au moins pour les quatre grands rôles (Simon, Fiesco, Amelia, Gabriele) des voix puissantes et sensibles à la fois, et un orchestre au meilleur de sa forme, capable de nuances subtiles autant que d’éclats maîtrisés. L’opéra ne saurait reposer sur les seules épaules du rôle titre, quelque remarquable qu’il puisse être – et c’est bien le cas, ce vendredi soir, du baryton roumain George Petean, qui incarne de manière magistrale ce personnage en perpétuelle évolution, depuis la fougue du jeune corsaire amoureux jusqu’aux derniers mots du grand homme d’État empoisonné en passant par le père aimant et protecteur et le sage conciliateur en politique.
Vocalement et scéniquement, George Petean est un grand Boccanegra, émouvant et lyrique, autoritaire et charismatique, dans un rôle qu’il avait interprété pour la première fois en 2012 sous la direction de Riccardo Muti à l’Opéra de Rome. À ses côtés, Lionel Lhote compose un Paolo qu’il contribue à faire considérer comme le cinquième grand rôle de cet opéra, inquiétant à souhait, doté d’une diction et d’une projection de qualité, lyrique jusque dans les moments les plus sombres du drame. Mais quelle déception que le Fiesco de Wojtek Smilek, dont la voix manque singulièrement de puissance, et qui peine à chanter justes les notes les plus graves. Déception aussi pour l’Amelia de Barbara Havemann, qui confond plénitude et cri, et qui donne à l’air magnifique que Verdi a réservé au personnage au début du premier acte une dureté et une rugosité inattendues. Alors que Verdi a composé pour Gabriele Adorno, peu gâté au plan dramatique et psychologique, des airs de toute beauté, le ténor Giuseppe Gipali, au timbre par ailleurs agréable, reste dans un registre résolument confidentiel, alors que la salle du théâtre d’Avignon aurait permis une projection qui rende justice aux accents de sincérité et d’amour du jeune noble gênois. En revanche, les rôles secondaires bénéficient de la voix claire de Violette Polchi en servante d’Amélia, et de Patrick Bolleire en Pietro sonore, à la diction soignée.
L’Orchestre Régional Avignon-Provence, qui nous a habitué, sous la direction d’Alain Guingal, à une qualité régulièrement louée dans ces colonnes, semble ce soir mal à l’aise dans cette œuvre, comme ankylosé, très en-deçà de ce qu’on est en droit d’attendre dans le Prologue, ne se chauffant que très lentement pour arriver à quelques moments réussis dans l’acte II et n’arrivant à une forme de plénitude, dans les nuances, les couleurs, l’expressivité, qu’à la fin du dernier acte.
Ces déceptions, au plan vocal et instrumental, sont en partie contrebalancées par la mise en scène de Gilles Bouillon – créée à Tours en mai 2011 – sans éclat particulier mais élégante, sobre d’abord, richement ornée ensuite, pour la scène du Conseil – décors de Nathalie Holt et costumes de Marc Anselmi – puis délibérément romantico-expressionniste, avec sa lune rouge sur fond bleu pendant le dernier acte, et de beaux effets de lumière signés Michel Theult. Reste le sentiment d’un spectacle bancal, rappelant malheureusement le mot d’Arrigo Boïto à propos du livret de la première version (1857) de Simon Boccanegra, « bancal comme une table qui branle ». À la différence près qu’on en connaît la cause, ce qui permet d’espérer de l’ensemble des interprètes une future stabilité retrouvée.