La salle est debout. Le succès est immédiat pour cette reprise à l’Opéra national de Paris, tout comme la première fois que La Flûte enchantée fut donnée au Theater auf der Wieden à Vienne en 1791. Comment expliquer une telle popularité que n’avait pourtant pas connu, à la même date, La Clemenza di Tito ? Le mélange des styles, avec tantôt la musique populaire, tantôt les accents de l’opera seria, les différents niveaux de lecture – un conte initiatique, symbolique, humoristique – sont ce qui concourent sans doute à fédérer un public aussi composite que l’œuvre, ces mille et un visages et leur expression que Bergman avait immortalisé sur l’ouverture de l’œuvre dans son film-opéra.
Une telle richesse dans la partition n’a semble-t-il pas beaucoup inspiré le metteur en scène Robert Carsen qui a joué la carte de la sobriété plus que de la magie. C’est en effet au fil des quatre saisons, matérialisées par une forêt à la lente métamorphose projetée sur un écran que les personnages effectuent leur grande transformation vers l’Aufklärung. Pour ne pas nous faire sombrer dans l’ennui, certains personnages arrivent depuis la salle et le pourtour aménagé de la fosse d’orchestre constitue un des lieux privilégiés de leurs pérégrinations. Pour manichéenne que soit l’œuvre, les costumes de Petra Reinhardt, tantôt noirs, tantôt blancs, matérialisant, on l’aura deviné, le conflit entre le monde du Bien et du Mal, sont vraiment trop frustes, et le spectateur se sent un peu pris, il faut le dire, pour un nigaud. Toutefois, il faut admettre que la scène de l’épreuve de feu de Tamino et Pamina, à l’issue de laquelle un rideau d’eau coule sur la scène, est très réussie. C’est l’excellent jeu des acteurs qui vient alors donner son sel à une mise en scène quelque peu terne, ce qui est le moins que l’on puisse attendre d’une œuvre originellement destinée à un théâtre populaire et interprétée par des acteurs, jadis la troupe du librettiste Emanuel Schikaneder.
La reine de la soirée, c’est la Pamina de Jacquelyn Wagner. Cette soprano au nom prédestiné et que l’on avait récemment entendue à Strasbourg (compte rendu ici) en Vitellia dans la Clemenza di Tito vient de faire des débuts triomphants à l’Opéra national de Paris. Elle est époustouflante et a tout d’une grande mozartienne : l’émission de la voix est claire, projetée, sans parler de sa souplesse vocale et de cette fascinante capacité à faire sonner sa voix dans tous les registres, du grave à l’aigu. Tout en conservant un timbre assez charnu, elle possède des aigus d’une pureté et d’une puissance à fendre le ciel.
On a connu Jane Archibald en plus grande forme. Les vocalises de la Königin der Nacht ne sont pas toujours très justes, et la voix passe parfois difficilement l’orchestre. Il faut dire que ce rôle est très difficile : musicalement d’abord, parce qu’il s’agit là de la plus vaste tessiture vocale chez Mozart, avec une étendue de notes allant du ré grave au contre-fa ; difficile aussi psychologiquement car, bien que la Reine de la nuit ne soit pas un rôle très bavard, tout le monde est suspendu aux lèvres de celle qui doit interpréter « Der Hölle Rache kocht in meinem Herzen », ce qui constitue une pression extrêmement forte que l’on n’imagine pas. Les Erste, Zweite et Dritte Dame interprétées respectivement par Andreea Soare, Anna Pennisi et Katharina Magiera nous révèlent un subtil jeu d’acteur avec des timbres de voix qui se complètent parfaitement. Si l’on admire l’élégance d’Andreea Soare, on reste frustré de n’avoir pu entendre davantage l’alto Katharina Magiera, une espèce assez rare, et qui a laissé entendre des bribes de timbre somptueux.
Mauro Peter, qui fait également ses débuts à l’Opéra national de Paris, est un Tamino au jeu très convaincant. Malgré quelques imperfections, l’on entend beaucoup de musicalité et de tendresse dans sa voix. Le Sarastro d’Ante Jerkunica est très noble et le timbre de cette basse profonde nous a également beaucoup séduit. N’oublions pas l’humour ravageur du Papageno de Edwin Crossley-Mercer, copieusement applaudi et grâce à qui l’on a véritablement retrouvé le genre si savoureux de la comédie viennoise.
Enfin, malgré des débuts difficiles, en particulier du côté des cuivres où le son n’était guère propre et juste, la direction de Constantin Trinks demeure très dynamique et toute en nuances, avec de beaux reliefs, notamment sur les appoggiatures.
Écouter la Flûte enchantée, c’est aussi l’occasion de redécouvrir un livret franchement archaïque avec des poncifs bien ancrés dans l’époque révolutionnaire, en particulier sur les femmes, souvent décrites comme étant perfides, et les noirs, réduits à la lubricité. Des clichés qui faisaient rire à l’époque et qui font encore sourire aujourd’hui, peut-être pas avec la même saveur. C’est là que l’on se rend compte à quel point nous sommes bien loin d’une Révolution française de type égalitariste, et l’on comprend pourquoi Mozart n’était de fait pas du tout voltairien.