Comprendre une mise en scène de Dmitri Tcherniakov c’est bien souvent répondre à deux questions : « où ? » et « quand ? ». Il fallait déjà se prêter à l’exercice pour son Trovatore, Macbeth, Don Giovanni, Dialogues des Carmélites, etc. Son Parsifal, donné au Schiller Theater de Berlin dans le cadre du Festival de la Staatsoper de Berlin ne déroge pas à la règle.
A en juger par un décor qui ressemble fort à ce qu’aurait pu être une production de l’œuvre il y a un siècle, on est tenté de répondre que nous sommesdans les vieilles salles voutées de Montsalvat. D’ailleurs le metteur en scène russe ne prend-il par la plume lui-même dans le programme de salle pour écrire le résumé du livret ? Mais c’est là que se cache le diable, l’histoire est gauchie pour les besoins de la démonstration. Et puis, les costumes, para-militaires, ou encore Parsifal qui passe par là en tenue de randonneur, donnent vite une autre indication. Nous sommes, très prosaïquement, chez des hommes qui vivent dans une communauté recluse, faite de déshérités et de laissés pour compte. Gurnemanz en est une sorte de vieux chef spirituel. Ne vient-il pas dès le début faire remontrances et assurer la discipline ? Le récit du Graal se transforme dès lors en cours magistral qui vise moins à élever par la connaissance initiatique qu’à embrigader. C’est bien l’acceptation sans contestation et sans raison qui est recherchée entre ces murs historiques. Pour appuyer son discours, Gurnemanz projette des diapositives, des croquis ou des clichés de productions patrimoniales de Parsifal, ainsi que des photos des créateurs des rôles : ce sont les modèles du passé à suivre. Kundry, dans l’histoire, est cette jeune fille, qui par trop de passion pour Amfortas, aura mis en péril la règle ascétique et donc la communauté. Elle est ostracisée et cherche à se racheter. Le fol randonneur Parsifal, devient quant à lui la nouvelle cible du fanatisme du gardien du temple. Imperméable à ce qu’il voit, Gurnemanz préfèrera le chasser, après une cérémonie du Graal qui achève d’installer le malaise. Amfortas refuse de souffrir pour cette communauté malade d’elle-même et de son aveuglement. On l’attache et l’on fait suinter sa blessure pour recueillir son sang dans la coupe. L’acte I s’achève non pas dans l’élévation mystique de la révélation mais dans la tristesse d’une communauté pervertie, réduite à se repaitre du sang d’un des siens.
L’acte deux se déroule dans un décor similaire, mais les vieilles pierres inégales ont laissé la place à des murs lisses, peints aux couleurs pastel d’une chambre de jeune fille. Les jeunes filles sont là d’ailleurs, en robe à fleurs. Il y a des jeunes et des trop jeunes. Elles jouent pendant l’introduction orchestrale et Klingsor leur donne des jouets et des poupées. Le magicien, grimé en vieillard bigleux, apparait vite pour ce qu’il est : un vieux pédophile bourré de tic, double inversé de Gurnemanz. Son pouvoir il le tire de la débauche dans laquelle il s’est vautré, plus que du respect illuminé d’une vie d’ascèse. Dans cet univers suffoquant, Parsifal et Kundry vont se retrouver et se réunir par les blessures de leur enfance : l’abandon de la mère pour l’un, pour l’autre le viol par le père. Elle lui donne le cheval sur un carrousel avec lequel il jouait. Une pantomime à l’arrière scène donne à voir cet épisode où l’enfant devenu adolescent délaisse le jouet pour gouter à la chair d’une amie. Surpris par la mère, il est chassé. Le sexe, ici encore et toujours, est porteur d’une faute qui mérite expiation. Une expiation que Klingsor subira de la main de Parsifal. Devenu redresseur de tort, il peut revenir dans la communauté, trop opportuniste pour ne pas voir sa prophétie se réaliser. Tcherniakov propose alors la lecture suivante de la fin de l’œuvre : Kundry et Amfortas libérés de la faute et de la charge qui pesaient sur eux peuvent s’aimer librement. Ils s’embrassent fougueusement. Gurnemanz en gardien du temple ne peut l’accepter. Il poignarde Kundry et c’est en fait de toute idée de rédemption : Parsifal, désœuvré, emporte le corps, les hommes restant les bras levés et les yeux hagards dans une transe religieuse renouvelée.
© Ruth Walz
L’exposé du spectacle est long. On comprend que, comme bien souvent, Dmitri Tcherniakov suit le livret, mais par des chemins de traverse, des expédients et des gauchissements qui finissent par faire sens ou laisser incrédule. Cela ne va pas sans petites ou grandes trahisons et incohérences. Faire de Parsifal une tragédie humaine du fanatisme et des vices est une lecture possible, Krzysztof Warlikowski en avait partiellement pris le chemin à Bastille. Ici, elle est parfois illisible. Restent les qualités du metteur en scène, dont une direction d’acteur millimétrée, notamment pour les personnages de Kundry et de Klingsor.
Les satisfactions de la soirée viennent pour beaucoup du reste de l’équipe artistique. Daniel Barenboim, à la tête de la Staatskapelle de Berlin, enchevêtre avec brio et un grand sens analytique les sons et les textures. Dès l’ouverture il impose une ambiance particulière. Peut-être pourrait-on reprocher certains manques de tension dans les quatre heures trente de musique, mais c’est aussi cette absence d’emphase particulière et cette manière conversationnelle de mener l’action qui colle si bien et à la scène et aux interprètes.
D’une distribution qui réunit d’excellents chanteurs à l’engagement scénique irréprochable, Tómas Tómasson (Klingsor) marque les esprits autant par la qualité de son chant, puissant et autoritaire, que par la truculence malsaine de son jeu scénique. Wolfgang Koch, le Wotan de Bayreuth, commence par inquiéter, la première tirade accusant des problèmes de justesse. La fin de l’acte un et plus encore l’acte trois verront l’interprète se reprendre pour atteindre une grande intensité : ligne et accents se conjuguent pour exprimer les affres d’Amfortas. Anja Kampe force l’admiration en Kundry. A l’exception d’un ou deux aigus un peu courts, elle maitrise les ressorts dramatiques de son personnage aussi bien que les mutiples couleurs requises pour composer une sauvageonne complète. Attentive au texte et à la ligne, elle suit Dmitri Tcherniakov dans l’idée d’un personnage adolescent et fragile, sans pour autant mettre de côté l’ironie ou la feminité. René Pape, qui chante Gurnemanz sur les plus grandes scènes du monde, délivre une excellente performance : le timbre est soyeux, la projection évidente. Peut-être est-il un peu moins engagé dans cette vision qui finit par lui donner le mauvais rôle. Andreas Schager confirme sa position de ténor qui monte. Scéniquement il est crédible entre le héros et l’adolescent paumé. La voix est belle et saine, les pièges du rôle sont surpassés, l’interprète s’offrant même le luxe de piani dans la fin du grand monologue du deuxième acte.