Sabine Devieilhe est sans doute un peu trop jeune pour qu’on fasse d’elle un Trésor National Vivant, à la façon dont les Japonais honorent leurs vieux maîtres calligraphes. Pourtant, la tentation est grande, après avoir entendu sa prise de rôle en Mélisande, de la porter au pinacle où sa Lakmé lui a déjà valu d’être hissée à plusieurs reprises. Des sopranos coloratures, la France en a eu ces derniers temps, mais peut-être aucune qui possède au plus haut point ces qualités de diction et de couleur spécifiquement françaises, qualités qui renvoient à un âge d’or longtemps cru révolu. On se prendrait même à faire le rêve fou que, en vestale lyrique, elle se consacre exclusivement à notre répertoire national ! Loin de toute pyrotechnie, Mélisande exige une actrice, qui sache restituer aux mots leur poids exact, et c’est exactement ce que Sabine Devielhe fait ici à merveille, sans jamais se priver de donner de la voix lorsque Debussy l’autorise, comme dans la scène de la tour, ou dans son duo passionné du quatrième acte. La partition lui permet aussi d’explorer de façon fort convaincante son registre grave, moins sollicité dans ses rôles habituels. A un niveau d’excellence tout proche se situe Guillaume Andrieux, Pelléas fougueux, fougue qui fait accepter quelques inévitables tensions dans les notes les plus aiguës, parfaitement assorti scéniquement à sa Mélisande. Alain Buet délaisse le répertoire baroque dans lequel on l’a beaucoup entendu ces derniers temps pour composer un Golaud très modéré, dont la folle jalousie n’apparaît vraiment qu’à partir de sa scène avec Yniold ; on pourrait le souhaiter plus inquiétant, mais le personnage existe indéniablement. Renaud Delaigue étonne par la coexistence de superbes couleurs dans le grave avec une certaine fragilité de l’aigu, comme un chevrotement qui prive Arkel d’une partie de sa majesté. Liliana Faraon est un Yniold impeccable, tout à fait crédible en ado à la limite de l’autisme, et les quelques phrases du médecin permettent tout juste à Geoffroy Buffière de montrer un superbe timbre de basse. On sera plus réservé sur la prestation de Geneviève Lévesque qui, malgré son prénom, ne semble pas prédestinée à interpréter Geneviève, dont elle ânonne la lettre plus qu’elle ne la déclame, un peu comme si chaque syllabe avait le même poids dans notre langue.
Dommage que ces artistes n’aient pas toujours eu un écrin instrumental à la hauteur, et qu’il faille ici s’accommoder des approximations (les cordes) et des couacs (les cuivres) de La Grande Ecurie et la Chambre du Roy. Dommage aussi car, dans cette œuvre, Jean-Claude Malgoire a des choses à nous dire : l’interprétation sur instruments d’époque change bel et bien la couleur de l’orchestre, et ce dès les premières notes. La forêt n’est plus le sous-bois brumeux qu’on entend souvent, mais un espace quasi abstrait, où les sons se juxtaposent plus qu’ils ne se fondent les uns dans les autres. Jamais l’on n’aura aussi bien entendu les silences de cette partition, quand les chanteurs disent certaines phrases alors que les instrumentistes se taisent tous subitement. Par ailleurs, le choix du quasi parlando a été fait pour un certain nombre de répliques, avec des résultats tout à fait saisissants, par exemple dans la manière dont Mélisande éructe presque son ultime « J’ai pitié d’elle ». Mais peut-être cette décision a-t-elle été prise sur la suggestion du metteur en scène.
© Danielle Pierre
On s’en veut presque d’avoir gardé pour la fin l’aspect visuel de ce Pelléas, tant sa réussite totale comble l’œil et l’esprit. Le goût pour les références à une certaine peinture symboliste, qu’on avait pu remarquer dans son Castor et Pollux à Paris, est ici parfaitement en situation, et Christian Schiaretti livre une magistrale synthèse de toutes les influences esthétiques qui ont pu toucher Debussy, tout en créant un spectacle de notre temps, par ses formes et ses couleurs. Comme nous le rappelle une photo du programme, on y trouve aussi un hommage à Jorge Lavelli, dont le Pelléas avait fait scandale au Palais Garnier en 1977 : même château miniature en fond de décor pour certaines scènes, même servantes participant à l’action, avec un résultat confondant de beauté, notamment pour la scène de la fontaine des aveugles (on croit voir s’animer la toile L’Eau mystérieuse d’Ernest Biéler). En même temps, Christian Schiaretti parvient à respecter le livret – nous sommes bien dans un vague Moyen Age, Mélisande a de longs cheveux, elle est bien dans une tour – tout en évitant l’écueil du trop concret, par un miracle d’équilibre entre fidélité et distanciation. Puisse Sabine Devieilhe trouver un cadre aussi admirable pour les prochaines Mélisande qu’elle nous doit désormais.