Il faut l’avouer, la première crainte de l’auteur de ces lignes lorsqu’il s’agit pour lui d’aller voir une version scénique d’Aida, est d’assister à un spectacle dégoulinant de kitsch, qui en rajoute dans la grandiloquence et les effets.
Le soulagement n’en a été que plus grand lorsque le rideau s’est ouvert et a laissé place à une forme d’antithèse de ce qui précède : scène presque nue, deux escaliers type passerelles d’avion qui, réunis, forment une pyramide lors de la scène du procès. Quelques obélisques modernes et courts plutôt que de gigantesques sphinx, d’élégantes barques qui glissent sur le Nil et autres symboles de l’Egypte antique complètent sobrement mais souvent adroitement et même joliment le tout. On passera sur le gros éventail kitsch qui décore les appartements d’Amnéris, pour mieux saluer la beauté du dernier tableau, pyramide noire et ouverte pour accueillir Aida et Radames et, en fond de scène, un gigantesque disque solaire couleur terre desséchée. Le tout magnifié par une lumière souvent très bien choisie et dosée. Certes, la scène reste globalement vide et on pense d’abord davantage à une mise en espace.
Micha van Hoecke, qui avait conçu ce travail pour les thermes de Caracalla, a cherché à remplir cet espace par des personnages davantage que par des décors. Et on ne cessera de répéter combien, à notre sens, cette approche est juste dans Aida, opéra des individus davantage que des masses, beaucoup plus intimiste que ses adversaires le dénoncent pour mieux s’en moquer. Le metteur en scène, également chorégraphe, a donc mis l’accent sur le mouvement et la gestuelle. Le résultat n’en est pas pour autant toujours très réussi. Les courtes danses qui ponctuent les deux premiers actes ne sont pas franchement des modèles, la palme du décalé revenant sans doute à la danse des petits esclaves maures, qui met en scène un bellâtre s’ébrouant dans l’eau du bassin avec quatre naïades qui n’ont d’yeux que pour lui, et qui font davantage penser à un cartoon de Tex Avery. Le ballet de la scène du triomphe manque singulièrement d’imagination, malgré la présence sur scène d’Alessandra Amato, première danseuse dans le corps de ballet de l’opéra de Rome. La gestuelle est davantage soignée, par exemple pour illustrer les prières aux dieux : le geste, toujours identique, dessiné par Aida pour les invoquer, est simple mais éloquent. Le corps de ballet de l’opéra est lui-même présent durant les deux premiers actes. La direction d’acteurs, pour être simple, n’est pas sommaire pour autant. Soulignons enfin la beauté des costumes, si l’on excepte celui de Radames en chef militaire et les coiffures rasta un peu démonstratives des Ethiopiens.
® Yasuko Kageyama – Opera di Roma
La seconde crainte que l’on pouvait nourrir devant cette production était d’avoir encore trop à l’oreille le formidable triomphe musical du désormais fameux concert du 27 février dernier à l’Académie Sainte-Cécile, avec notamment Kaufman, Harteros, Tézier, Schrott et Semenchuk, dirigés par un Pappano en état de grâce et magnifiés par un orchestre et des chœurs qui ne l’étaient pas moins. Or, second motif de satisfaction, le niveau entendu à l’opéra n’a pas à rougir de la comparaison, même sans évoluer sur des cimes identiques.
Jeune chef que nous avions entendu par hasard dans un Boccanegra à Parme en 2013, Jader Bignamini, joue la carte de la sobriété. Il refuse toute grandiloquence appuyée, tout effet gratuit et fait ressortir la richesse de l’instrumentation et son raffinement. Les six trompettes, sur scène, n’ont rien de tonitruant et le chef réprime autant qu’il le peut toute tentation de violence des percussions même si l’orchestration complexe des dernières mesures de l’acte II est restituée de manière un peu brouillonne, par exemple. Mais cela fonctionne néanmoins fort bien, jusqu’au linceul tissé par des cordes soyeuses pour accompagner l’ultime « O terra addio ».
Même sobriété dans le chœur, irréprochable et même admirable, avec une mention spéciale pour les voix masculines graves, à la fin du premier acte, comme lors de la scène du procès.
Antonello Ceron (messager) et Simge Büyükedes (prêtresse) s’acquittent de leur brève tâche dignement, tandis que Luca Dall’Amico, habitué des lieux, campe un roi très discret quoi qu’à la diction très claire. On sent pourtant une forme de fragilité dans la voix, jamais forcée néanmoins, mais un cran en dessous du Ramfis sonore et autoritaire de Roberto Tagliavini, basse impressionnante sans être écrasante, dont on apprécie à la fois la couleur et la diction, parfaite.
Amonasro charismatique, Giovanni Meoni nous a davantage convaincu ici que dans son Rigoletto à l’automne dernier, lequel ne déméritait pourtant pas. Plus impressionnant dans son chant et dans l’autorité qu’il dégage – ce qui correspond davantage au personnage lui-même, il offre un baryton stylé, chantant, parfois tranchant, un rien sec, métallique et pourtant séduisant.
Fabio Sartori s’inscrit dans la lignée des Radames un peu falots, chef militaire sans véritable ascendant, décontenancé, emprunté. Ténor un peu barytonnant – point commun avec Jonas Kaufman, mais la comparaison s’arrêtera là – on pourra lui reprocher sans doute de manquer un peu de nuances, notamment dans son air d’entrée, qui en réclame pourtant beaucoup. Mais il n’en reste pas moins puissant, tout à fait audible dans les ensembles, par exemple, et son « sacerdote, io resto a te » , à la fin de l’acte III est remarquablement tenu, pour ne citer que l’un des rendez-vous auquel le ténor est particulièrement attendu.
Dans le rôle titre, Csilla Boross s’en sort avec les honneurs mais sans marquer les esprits. Elle a la voix du rôle, puissante, charnue, aux aigus très puissants et compose un personnage crédible, mais elle a beaucoup plus de difficultés dans le bas registre, et devient carrément inaudible dans ses fins de phrases si elle descendent trop. Le contraste avec la puissance qu’elle déploie par ailleurs devient alors trop grand.
Le principal point commun avec le concert de février dernier reste donc concentré dans le personnage d’Amnéris, véritablement incarné à l’académie Sainte-Cécile par Ekaterina Semenchuk. Au Théâtre Costanzi, Anita Rachvelishvili impressionne d’abord par sa voix, chaude, limpide, sonore sans être tonitruante, aux graves remarquables et d’une facilité déconcertante. Mais peu à peu, elle impressionne aussi par son jeu, lequel atteint son apogée lors de la scène du procès où on la voit, déchirée, hébétée à l’énoncé implacable des chefs d’accusation contre Radames. Du grand art qui lui vaut une ovation bien méritée aux saluts finaux.
Non, décidément, l’équipe réunie ce dimanche à l’opéra de Rome n’a pas à rougir de la comparaison avec le tapis de stars de février dernier. Certes, ce spectacle est moins inoubliable, mais il reste plaisant et il réussit lui aussi surtout l’essentiel : rendre pleinement justice à une partition qui compte parmi les plus raffinées de Verdi sans l’écraser ni sous les décibels, ni sous la pompe.