Dernière proposition de la saison à Toulon, une production de Simon Boccanegra venue de Tours et représentée il y a peu en Avignon. Notre confrère Fabrice Malkani en avait alors rendu compte sous le titre : « Bancal ». Pour un peu nous le lui emprunterions ! En effet à maintes reprises nous nous sommes pris à soupirer quand le geste et le mot ne s’accordaient pas, ou débouchaient sur les attitudes convenues et stéréotypées de l’opéra de grand-papa. Sans doute la mise en scène de Guy Bouillon s’efforce-t-elle de rendre limpides les rapports entre les personnages et leur histoire qui, même dans la révision de 1881, accumule encore les péripéties comme pour défier la vraisemblance. Mais la scénographie de Nathalie Hold semble un peu trop avoir été subordonnée dès le départ à des impératifs budgétaires, d’où peut-être ce parti pris d’abstraction qu’on peut trouver élégant mais qui reste peu parlant. Alors que l’œuvre s’ouvre et se referme sur une prise de pouvoir, rien ne représente clairement les différences sociales, foyers de l’affrontement entre habitants de la même cité. Il avait suffi à Ezio Frigerio, dans la production Abbado-Strehler de 1978, de paliers réunis par des volées de marches pour exposer le chemin vers le trône et le parcours des ambitions rivales. Rien de tel ici, et les costumes de Marc Anselmi, qui mêlent les époques, la tradition médiévale avec le doge, le Risorgimento pour les autres, avec d’incongrus commissaires du peuple au poing levé, ne sont guère plus éclairants. Il n’est jusqu’aux lumières de Michel Theuil qui ne mêlent le bon – le ciel du premier acte, passant délicatement de l’azur au crépusculaire – et le moins bon, dans le recours peu subtil à des rouges censés être dramatiques.
Pourtant, ces insatisfactions semblent bien menues, en regard d’une éclatante réussite musicale. La version de 1881, si elle a purgé le livret de Piave d’une part des excès rocambolesques qu’il avait pris chez Guttierez, a permis à Verdi de relever une sorte de défi personnel, de se mesurer avec lui-même en retrouvant, vingt-huit ans après, le climat d’antagonisme passionné dans lequel baignait Il Trovatore. Sauf que si cet opéra était une sorte de course à l’abîme d’individus prisonniers de leurs passions, Simon Boccanegra est la trajectoire d’un homme qui surmonte les siennes pour proposer un avenir altruiste. Aussi la musique de 1881 si elle a des accents qui évoquent la composition de 1853, s’éloigne de sa fougue désespérée. Dans Il Trovatore, la catastrophe finale accomplit le triomphe du passé sur la vie. Quand Simon Boccanegra s’achève, le passé est dépassé et l’avenir est ouvert. C’est pourquoi Verdi ne joue pas à refaire, mais entreprend de faire autrement, et si la partition renouvelée garde, comme Simon, Fiesco et Amelia, des réminiscences du passé, elles sont vues au prisme du mûrissement artistique du compositeur. Maturité : ce mot destiné à caractériser le Verdi de 1881 nous semble aussi s’imposer pour la direction de Giuliano Carella. Aujourd’hui dans la force de l’âge, le chef italien a désormais atteint une maîtrise dont ce Simon Boccanegra témoigne de manière superlative. Rien, absolument rien ne lui échappe d’une partition qu’il épouse avec un amour contagieux car les musiciens suivent leur directeur musical avec une conviction et un engagement qui font des miracles dans tous les pupitres. Des vagues venues mourir sur le rivage au clair de lune serein en passant par l’obscurité lourde de secrets, la douleur mordante du deuil, l’amertume des regrets, l’âpreté du désir, le poids des menaces, toutes les couleurs, diurnes, nocturnes, toutes les atmosphères, sombres ou solennelles, naissent de la fosse, comme du bout de sa baguette ou du bout de ses doigts, qui indiquent inlassablement les départs, les accents, les tenues. Il est clair que cette œuvre il l’a faite sienne, pour en rendre aussi directement sensible l’esprit. C’est une expérience rare et bouleversante que d’être témoin d’une lecture aussi profonde, à la fois si peu narcissique et pourtant si personnelle !
Hector Sandoval (Gabriele Adorno) et Cellia Costea (Amalia) ©Frédéric Stephan
Cette tension s’est sans doute communiquée, voire imposée au plateau, car un interprète nous disait avoir trouvé pénalisantes sur le plan du théâtre les exigences du chef. Peut-être. Mais elles ont sans doute contribué à obtenir le meilleur des chanteurs réunis. D’emblée on remarque l’excellente projection de la voix de Federico Benetti, dans le court rôle de Pietro. Le Paolo d’ André Heyboer en paraît moins sonore, mais un conspirateur peut-il clamer ses projets ? On aimerait savoir que, passée la nervosité de la première, cet artiste attachant osera être plus mordant, en particulier dans l’air du deuxième acte qui préfigure Iago. Déjà Fiesco en Avignon, Wojtek Smilek a une stature qui campe le personnage, sur lequel il veille à faire sentir le passage des ans – un bon point au maquillage qui a rendu visible le saut chronologique – mais la descente aux abysses du rôle lui demande des précautions qui affaiblissent les intentions expressives, par ailleurs d’une juste sobriété. Bonne prestation, sans réserve, pour Hector Sandoval, fougueux et sensible Gabriele Adorno, aussi soucieux de nuances que de vaillance. Belle découverte aussi pour nous que Cellia Costea dans le rôle d’Amelia ; peut-être pourrait-on trouver les harmoniques plus proches de la femme épanouie que de la jeune fille en fleur mais l’extension vocale est satisfaisante, la conduite du chant scrupuleuse et la présence scénique séduisante. Dario Solari, enfin, affronte sans faiblesse les exigences du rôle de Simone, d’une voix homogène, aussi étendue que nécessaire, mais avec une retenue – comme du reste tous ses partenaires – qui respecte la densité émotive sans la galvauder, conférant ainsi au personnage la noblesse que la naissance ne lui avait pas donnée. Belle participation aussi des chœurs, avec un effet de lointain particulièrement réussi au troisième acte et une homogénéité quasiment impeccable. Au final donc, une grande satisfaction d’avoir entendu cette exécution si remarquable, et la surprise d’une onde d’enthousiasme dans la salle qui a dû réconforter, enfin, les artistes. En effet le public largement chenu de ce dimanche après-midi avait poliment applaudi aux pauses, mais bien rarement après les airs. Espérons que ce succès, s’il récompense justement les interprètes, s’adresse aussi à une œuvre moins connue que beaucoup d’autres de Verdi. Adressé jadis à des Italiens divisés, cet appel à l’unité n’est-il pas aujourd’hui, pour nous comme pour bien des peuples, d’une criante actualité ? Pénétrés de cette conviction, nous osons dire : Verdi est grand et Carella est son prophète !