Le Marchand de Venise est une des pièces de Shakespeare qui posent le plus de problèmes à notre époque. Dans La Mégère apprivoisée, les metteurs en scène trouvent facilement un contrepoint au discours antiféministe et très politiquement incorrect de l’héroïne enfin « domptée » ; pour les propos fièrement antisémites qu’inspire Shylock, en revanche, il est bien difficile de donner le change, surtout lorsque, comme dans l’adaptation lyrique de cette comédie, on prive le personnage de son célèbre monologue « Hath not a Jew eyes ?… ». Pour monter l’opéra de Reynaldo Hahn, Arnaud Bernard a bien dû chercher une solution pour à son tour prendre ses distances. Bien sûr, le fait que cette œuvre ait été créée en 1935 ne peut laisser indifférent, l’antisémitisme ayant à cette époque, et pas si loin de Paris, pris des formes bien différentes de celles qu’il pouvait avoir au XVIe siècle. Et même si son père s’était converti, Reynaldo Hahn était loin d’être étranger à la religion israélite. Concrètement, cela se traduit ici par la projection sur le décor – un très virtuose ballet de grands panneaux blancs, bravo les machinistes ! – d’images de la Deuxième Guerre mondiale, en parallèle à la présence de Shylock ou aux répliques haineuses le dépeignant. Pour éviter tout manichéisme, le choix iconographique s’élargit sur une période temporelle bien plus longue : Procès de Nuremberg, affrontements entre Israéliens et Palestiniens, 11 Septembre, brutalités dans la prison d’Abu Ghraib, manifestation Charlie de janvier à Paris, ou enfants juifs et musulmans jouant ensemble. Le procédé a pourtant ses limites. D’une part, la projection rapide de nombreuses images au premier acte vient souvent parasiter la musique, l’œil étant un peu trop sollicité. D’autre part, l’association systématique de Portia au nazisme est-elle bien justifiée ? Certes, c’est par elle que Shylock se voit frustré de sa vengeance, mais mérite-t-elle pour autant d’être liée à toutes ces croix gammées bien visibles sur les maquettes des édifices mégalomaniaques d’Albert Speer ? Enfin, le procédé devient d’un humour presque douteux lorsque le Prince du Maroc et le Prince d’Aragon sont accompagnés de portraits de dictateurs, Kadhafi, Bokassa et Haïlé Sélassié pour le premier, Francisco Franco pour le second. Dommage que le trait soit parfois trop appuyé, car la scénographie et les costumes, tout en noir et blanc, situant l’intrigue dans un large XXe siècle, entre les années 1930-50 pour les dames, et les années 1990 voire 2000 pour les messieurs, sont d’une indéniable élégance.
© Cyrille Cauvet
C’est d’autant plus frappant que la direction d’acteurs enfonce le clou en ce qui concerne Shylock, ici présenté en Juif hassidique boiteux et contrefait, qui ponctue ses propos de ricanements sardoniques. Pourquoi avoir exagéré certains traits, jusqu’à la caricature, alors que le spectacle montre par ailleurs la population juive sous un jour plus serein, surtout pour le grand interlude orchestral du deuxième acte, transformé en scène d’ablutions et de prière qui, de Belmont, nous ramène à Venise dans quelque synagogue ? Pierre-Yves Pruvot prête à Shylock des accents mordants et ne craint pas d’enlaidir sa voix pour refléter la hargne d’un personnage que le livret prive un peu d’humanité ; bien que baryton plutôt que basse comme l’était peut-être davantage André Pernet, créateur du rôle, la tessiture ne lui pose aucun problème, car il possède toute l’amplitude vocale et toute l’autorité scénique nécessaires. L’autre pilier de la distribution est la Portia de Gabrielle Philiponet, qu’on est heureux de voir tenir un rôle de premier plan, conforme à l’évolution de sa voix vers des emplois plus exigeant. L’actrice est parfaitement à l’aise, jusque dans le travesti du procès, et les couleurs de son soprano se situent idéalement entre celles de ses partenaires, l’exquise et légère Magali Arnault-Stanczak, dont on regrette que le rôle soit si bref, et la Nérissa fruitée de grand luxe d’Isabelle Druet. Reynaldo Hahn a limité les ténors à deux rôles assez secondaires : Philippe Talbot, au joli timbre clair, peine parfois à se faire entendre par-dessus l’orchestre, tandis que François Rougier, très virevoltant et éloquent au premier acte, semble ensuite parfois un peu plus tendu dans l’aigu. Les voix graves, en revanche, héritent des plus beaux rôles, qui sont ici superbement servis. Guillaume Andrieux confirme l’excellente impression de son récent Pelléas tourquennais et campe un Bassanio idéal, d’une voix qui ne trahit l’effort à aucun moment, toujours bondissant et allègre. Diction superlative et timbre d’une belle densité, Frédéric Goncalvès fait très forte impression en Antonio : pour lui aussi, l’heure des grands rôles a sonné. Si Frédéric Caton paraît moins sonore en Doge qu’en Prince du Maroc, on apprécie la vaillance de Vincent Delhoume en Prince d’Aragon. Parmi tous ces francophones parfaitement respectueux du texte dont on ne perd pas un mot, le Tubal de Harry Peeters fait tache, avec ses voyelles beaucoup trop fermées (« folles » devient « fôles »), mais le Chœur Lyrique Saint-Etienne Loire, jusque-là simplement entendu en coulisses, profite pleinement de la scène tumultueuse du procès pour montrer de quoi il est capable.
A la tête de l’Orchestre symphonique Saint-Etienne Loire, Franck Villard a choisi de souligner le côté caressant et enveloppant des phrases mélodiques de Reynaldo Hahn, dont est surpris de constater combien elles ressemblent fugitivement à ce qu’on entend dans Ciboulette, pour une partition où l’héritage de Massenet paraît parfois tout à fait évident – le saxophone qui accompagnait Hérode dans Hérodiade est ici très sollicité. Ce dernier point à lui seul justifierait l’inscription de cet opéra au programme de la biennale consacrée au compositeur stéphanois. Même s’il a fallu ici couper près de quarante-cinq minutes de musique dans une œuvre longue, espérons que ce Marchand de Venise nous reviendra très vite, sans attendre le quasi-demi-siècle écoulé depuis ses dernières représentations parisiennes en 1979…