Dans la mise en scène créée par David McVicar à Londres en 2010, avec la même interprète dans le rôle-titre, Adriana Lecouvreur, œuvre relativement peu connue du grand public, est accueillie avec enthousiasme par le public de l’Opéra Bastille. On applaudit bruyamment chaque air de cette transposition lyrique du destin tragique de l’actrice de la Comédie-Française, célèbre pour la clarté de sa diction et son art de la déclamation, morte prématurément, peut-être empoisonnée, qui a inspiré à son ami Voltaire des vers rendant hommage à « celle qui dans la Grèce aurait eu des autels ». Les décors somptueux de Charles Edwards rappellent à chaque instant l’artifice de la scène, la beauté des costumes de Brigitte Reiffenstuel charme l’œil, tout autant que le soin apporté au détail dans cette reconstitution des salons princiers et de la scène classique – dans une volonté ostentatoire d’académisme qui fige rapidement les scènes et les personnages, chantant souvent immobiles, face au public, dans une quasi absence de direction d’acteurs. Fâcheuse redondance avec un livret manichéen, lui-même très démonstratif et tourné vers le passé, usant largement des ficelles éprouvées de la comédie comme de la tragédie, toujours exposé au danger de sombrer dans le kitsch ou le ridicule.
© Vincent Pontet
La captation de la représentation donnée à Covent Garden a fait l’objet d’un DVD qui met en valeur les voix et les corps des chanteurs. Sur la scène de l’Opéra Bastille, le spectacle est agréable mais les attentes suscitées par cet enregistrement sont en partie déçues. Si Alessandro Corbelli est un Michonnet tout aussi sonore et juste, excellent dans sa diction et passant subtilement d’un registre à l’autre, assurant sans doute de la manière la plus réussie cette synthèse de néo-classicisme, voire de néo-romantisme et de vérisme, si Marcelo Alvarez en Maurizio convainc par sa projection vocale et son art des nuances, force est de constater qu’Angela Gheorghiu n’impose pas d’emblée la grandeur de son personnage. Un volume sonore insuffisant – malgré une amélioration dans le dernier acte –, une apparente difficulté dans la maîtrise du souffle et dans celle des ports de voix rendent bien pâle l’air magnifique « Io son l’umile ancella » à l’acte I, bien insignifiant le monologue de Phèdre au troisième acte, moins bouleversants qu’ils ne devraient l’être l’air « Poveri fiori » de l’acte IV et la tirade finale « Ecco la luce ». Rôle terriblement exigeant il est vrai, mais tellement marqué par d’illustres cantatrices (Magda Olivero !) qu’il est difficile de ne pas attendre un frisson de la part de l’interprète d’un personnage qui déclare : « ma voix est un souffle qui meurt à chaque aube nouvelle ». Le rôle s’est mué, à l’image des violettes fanées, en un cadeau empoisonné.
La mezzo-soprano Luciana d’Intino campe une Princesse de Bouillon antipathique à souhait, transformant presque la scène de l’acte III en querelle (sonore) de divas lorsqu’elle chante en même temps qu’Adriana, reconnaissant la voix de sa rivale. Affirmant le poids de son rang, elle déploie une puissance vocale impressionnante, aux graves sombres très soutenus et avec une grande aisance dans les passages de registres et les sauts d’octave. Son époux le prince de Bouillon est interprété fort honorablement par Wojtek Smilek, tandis que Raúl Giménez incarne avec talent l’Abbé de Chazeuil. Dans les rôles de Quinault et de Poisson, Alexandre Duhamel et Carlo Bosi contribuent à la qualité globale de la représentation.
À la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, Daniel Oren se livre à un corps à corps avec la partition : dans une incessante pantomime et un engagement de chaque seconde, le chef insuffle aux musiciens l’essence de cette musique capiteuse, envoûtante, qui semble parfois verser dans la facilité mais dont il donne à entendre les nervures. Ainsi dans le très beau prélude de l’acte IV, le si wagnérien Andante triste, où l’on voit le chef exiger – et obtenir – des musiciens des pianissimi de rêve qui achèvent de nous réconcilier avec Cilea.